• ven. Sep 20th, 2024

L’outarde, l’oiseau « péteur » devenu totem des antibassines


Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.

Chizé (Deux-Sèvres), reportage

C’est par un après-midi d’août nuageux qu’Étienne Debenest nous accueille à la sortie de la gare de Niort, avec sa voiture blanche floquée du logo du Groupe ornithologique des Deux-Sèvres (GODS). L’ornithologue nous embarque pour sa mission du jour : trouver le terrain parfait pour accueillir les 43 jeunes outardes élevées pendant soixante jours au sein de l’élevage conservatoire du parc animalier de Zoodyssée des Deux-Sèvres.

Une fois qu’ils auront atteint un poids correct, à l’abri des risques naturels et de la fauche agricole, les outardeaux seront relâchés dans un espace qui doit réunir des critères précis, comme la présence d’un regroupement d’outardes sauvages à proximité et d’une alimentation suffisante. Trouver l’espace adapté pour les accueillir est crucial pour sauvegarder cet oiseau qui peine à trouver refuge dans les vastes plaines du centre-ouest, où niche sa dernière population migratrice d’Europe. Elle est largement menacée par l’agriculture intensive — système industriel dénoncé par les militants contre les mégabassines qui ont fait de l’oiseau le totem de leur lutte.

Outardes géolocalisées

Sur les routes départementales, Étienne se dirige sans hésiter vers la commune de Loubillé, à l’extrême sud des Deux-Sèvres. Le regard tourné vers la plaine de Brioux-Chef-Boutonne dans le Mellois, il jette parfois un coup d’œil à l’écran de son téléphone. Grâce à un outil de géolocalisation, il repère des outardes qui ont été équipées de balises GPS pour pister leurs déplacements sur le territoire. Nul besoin de s’aventurer dans la forêt ou les buissons, c’est au sol, dans les champs, que l’outarde se laisse apercevoir.

La quête se poursuit sur de petits chemins, entre les parcelles agricoles qu’Étienne connaît sur le bout des doigts. Gamin, ce passionné parcourait déjà ces chemins avec sa mobylette « pour tenter de trouver des oiseaux et admirer la nature ». Aujourd’hui, il les arpente sans cesse pour compter les espèces, analyser leurs comportements et les sauvegarder. « Il n’y a pas une semaine où je ne suis pas dans les champs pour voir ce qui traîne par là ! », sourit-il.

Avec ses collègues, Étienne se livre chaque année, de mi-mai à mi-juillet, à une… chasse aux œufs.
© Léa Guedj / Reporterre

Certaines parcelles sont éliminées d’office, à cause de lignes électriques à haute tension avec lesquelles les outardes risquent d’entrer en collision. Premier arrêt à côté d’un silo à grain, devant un champ de blé moissonné. Étienne déploie sa longue-vue. « Coucou toi ! », s’exclame l’ornithologue, en apercevant une outarde mâle. Le spécialiste reconnaît le spécimen grâce à la bague sur sa patte. Bien qu’il se déplace dans un milieu ouvert, l’oiseau n’est pas si facile à distinguer. Son plumage ocre tacheté de noir se confond avec la terre. Perché sur ses pattes robustes, il nous jette un coup d’œil furtif et inquiet, avant de s’enfuir à travers la chaume de blé et les pousses de luzerne, dont il apprécie les feuilles à l’âge adulte. L’outarde est farouche. « Elle n’aime pas trop les humains », résume Étienne.

Le mâle est seul : il ne migre plus, comme c’est le cas de quelques outardes chaque hiver, selon le spécialiste. À cette période, elles se rassemblent habituellement en vue de leur migration vers l’Espagne et le Portugal pour la saison hivernale. « Avec le réchauffement climatique, les hivers chez nous sont moins rudes. La végétation et le climat lui restent plus favorables », observe le Deux-sévrien.

La « cane qui pète » dans les champs

À quelques mètres de là, bingo. L’ornithologue jette son dévolu sur un champ de 7 hectares, dont le couvert hivernal d’avoine sera semé prochainement et qui se situe dans une réserve de chasse. Il passe immédiatement un coup de fil à l’exploitant qui lui donne son accord. Le terrain sera clôturé début septembre pour protéger les outardeaux du renard pendant quatre semaines.

Au fond de la parcelle, un groupe d’outardes, quatre mâles et une femelle, n’échappe pas à son œil de lynx. L’un des mâles arbore encore son plumage nuptial : une collerette noire et blanche en forme de « V » autour du cou, qu’il déploie comme un cobra au cours de sa parade. C’est au printemps, entre fin mars et mi-juin, que le mâle chanteur tente de séduire la femelle, en émettant un son d’une élégance discutable qui lui vaut son petit nom : la « canepetière ». La « cane » pour son vol qui ressemble à celui d’un canard, et « petière » pour les bruits secs et aigus émis par le mâle qui sonnent comme de petits pets.

Une fois qu’ils ont atteint un poids correct, les outardeaux sont relâchés.
CD79 – Zoodyssée

La femelle sélectionne le meilleur péteur et le plus beau danseur, qui sautille en battant des ailes, laissant apparaître le dessous de ses ailes et son plastron blancs. Le mâle doit être bien visible dans le champ, dont il défend un espace de quelques dizaines d’hectares, contigu à ceux de ses concurrents. Ces « leks [1] éclatés » sont visités par les femelles qui y font leur affaire, avant de se retirer dans des prairies pour y couver et élever les jeunes.

Lire aussi : Calendrier écologique : le nouveau mois « d’outarde » célèbre la vie simple

Femelles et mâles n’ont donc pas les mêmes exigences en matière d’habitat : les unes ont besoin de dissimuler leur nid dans l’herbe haute des prairies, les autres recherchent des terrains dénudés à la végétation rase.

Chasse aux œufs

La femelle pond entre deux et cinq œufs en moyenne, qui écloront 20 à 22 jours plus tard. Un jeune outardeau consomme en moyenne 200 insectes par jour : grillons, criquets et autres sauterelles. Encore faut-il en trouver en quantité suffisante. « Le contexte agricole et la quantité d’insectes dans nos plaines ne sont plus favorables et suffisants pour que l’outarde élève tous ses jeunes », souligne Étienne. En effet, selon l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN), 50 % des pontes n’arrivent pas à l’éclosion et la moitié des œufs qui réussissent à éclore échouent au cours de l’élevage des jeunes. En cause : « La destruction involontaire par les fauches, la prédation naturelle, des phénomènes climatiques extrêmes et un manque de nourriture », détaille l’ornithologue.

Une solution : rémunérer les agriculteurs pour qu’ils s’engagent à ne pas utiliser d’intrants dans leur culture et à ne pas intervenir sur le terrain entre le 15 mai et le 15 août.
Victor Turpaud-Fizzala

C’est pourquoi, avec ses collègues, Étienne se livre chaque année, de mi-mai à mi-juillet, à une… chasse aux œufs. Certains nids sont découverts par les agriculteurs eux-mêmes lors des fauches. D’autres sont repérés à l’aide d’un drone à imagerie thermique ou grâce aux balises GPS qui pistent les déplacements des femelles. Et puis, il y a la méthode artisanale, dite « du tuyau », utilisée en « dernier recours » : « On court dans la parcelle à plusieurs avec un tuyau de plusieurs mètres. Le tuyau permet de simuler un engin agricole qui balaye la parcelle, au ras de la végétation, pour faire décoller la femelle sans casser son nid. »

Les œufs sont remplacés par des répliques en plâtre dans le nid, et apportés à Zoodyssée pour l’éclosion. En ce moment, 43 outardeaux sont élevés au sein de l’élevage conservatoire de Zoodyssée. « La moitié proviennent de nids sauvages, les autres sont issus de reproductions en captivité », précise Oriane Chevasson, responsable de l’élevage conservatoire de l’outarde canepetière.

« On les nourrit avec une pince plusieurs fois par jour »

L’opération est délicate, car il faut reproduire la becquée de la mère : « On les nourrit avec une pince plusieurs fois par jour. Au début, on a sept repas par jour, entre 8 heures et 18 h 30. Après une semaine, on passe à quatre repas par jour puis on espace jusqu’à ce qu’ils soient les plus indépendants possibles et qu’ils atteignent un poids correct pour être relâchés, autour de 600 grammes. Quand on les relâche à partir de fin août et courant septembre, ça leur laisse un bon mois en nature pour intégrer des groupes d’individus sauvages, afin d’adopter les bons comportements avant la migration. »

Une survie menacée par l’agriculture intensive

La survie des outardes canepetières migratrices, dont la dernière population européenne se trouve dans le centre-ouest de la France, « ne tient qu’à un fil », alerte Étienne, qui les observe depuis dix ans. La moitié d’entre elles se réfugient dans les plaines des Deux-Sèvres, mais peinent à trouver un gîte et un couvert favorables. D’après les dernières estimations du GODS en 2023, environ 150 mâles chanteurs sont présents dans Deux-Sèvres, sur un peu plus de 300 répartis dans le centre-ouest.

Depuis le début des années 2000, l’outarde canepetière a fait l’objet de plusieurs plans nationaux d’action, financés en partie par l’Union européenne. En dépit des millions d’euros et des efforts investis pour sa préservation, l’espèce est classée sur liste rouge des espèces menacées, en France comme à l’international. Depuis la fin du XIXe siècle, elle a disparu d’une vingtaine de pays européens, et sa population migratrice a diminué de 96 % depuis le début des années 1980 en France. Il ne reste désormais que 2 450 mâles chanteurs, migrateurs (dans le centre-ouest) ou sédentaires (sur le pourtour méditerranéen) en France.

Face à ce déclin spectaculaire, les associations de protection de la nature, comme la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ou le Groupe ornithologique des Deux-Sèvres (GODS), proposent aux agriculteurs de mettre en place des mesures agro-environnementales (MAE). Pendant cinq ans, ils s’engagent à ne pas utiliser d’intrants dans leur culture et à ne pas intervenir sur le terrain entre le 15 mai et le 15 août (période de reproduction et d’élevage des jeunes outardes).

Le mâle a une collerette noire et blanche autour du cou, qu’il déploie comme un cobra au cours de sa parade.
Jacques Pellerin

En échange, ils reçoivent une rémunération allant jusqu’à 650 euros l’hectare. Selon le GODS, 6 000 hectares sont actuellement contractualisés en MAE dans les Deux-Sèvres, sur 135 000 hectares de plaines favorables à l’outarde. « C’est trop peu pour la conservation de l’espèce et on est obligés de refuser des contrats faute de budget », explique-t-il.

L’oiseau des plaines se sent à son aise dans les milieux agricoles extensifs en polyculture élevage, composés d’une mosaïque de pâturages, prairies, friches et jachères, riches en plantes herbacés et invertébrés. Autant d’espaces grignotés par l’intensification du modèle agricole, au profit des grandes cultures spécialisées, irriguées et arrosées de pesticides qui raréfient leurs ressources alimentaires.

L’outarde, alliée des antibassines

C’est ce même modèle intensif que dénoncent les opposants aux mégabassines. Sur la commune de Loubillé, à quelques centaines de mètres du terrain sélectionné par l’ornithologue pour le prochain lâcher d’outardeaux, une bassine devait voir le jour. D’une surface de plus de 5 hectares, elle faisait partie des quinze projets de bassines de Nouvelle-Aquitaine retoqués par le tribunal administratif de Poitiers en octobre 2023.

L’Autorité environnementale avait noté que la bassine se trouvait dans un secteur de « haute sensibilité » pour l’outarde canepetière. Pour protester contre les « 93 mégabassines actuellement en projet en Poitou-Charentes à proximité des zones de présence des outardes », la LPO a d’ailleurs participé à plusieurs mobilisations et était présente au Village de l’eau installé à Melle (Deux-Sèvres), en juillet dernier.

L’outarde canepetière est d’ailleurs devenue l’oiseau totem de la lutte contre les mégabassines.
Les Soulèvements de la Terre

L’outarde canepetière est devenue l’oiseau totem de la lutte contre les mégabassines. À chacune des deux manifestations contre celle de Sainte-Soline, une grande outarde en bois était portée à bout de bras par les militantes et militants, à travers chemins et champs, bravant les tirs de grenades explosives et lacrymogènes. Ils tentaient ainsi de défendre l’un des derniers territoires propices à sa reproduction, identifié par le Conseil national de protection de la nature (CNPN), qui s’est autosaisi concernant le chantier de la bassine de Sainte-Soline.

L’outarde est une espèce alliée dans la lutte, tant du point de vue symbolique que juridique. Les projets de bassines susceptibles de porter directement atteinte à son habitat naturel sont d’ailleurs systématiquement attaqués par les associations environnementales.

« Aux yeux de la loi, une outarde vaut beaucoup plus que 1 000 alouettes, constate l’ornithologue. Une seule outarde repérée sur le terrain peut justifier qu’on attaque en justice et même permettre de gagner contre un projet de bassine. » De quoi donner l’espoir aux opposants que leur lutte finisse par être victorieuse, « tôt outarde ».

legende



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *