• dim. Sep 29th, 2024

Chantiers collectifs, lieux de vie… « La crise donne un nouveau souffle à l’autoconstruction »


Ariane Cohin et Perrine Philippe sont architectes. En 2017, la première a accompagné l’association Récolte urbaine, à Montreuil, avec l’association d’architecture participative La Facto, dans la construction d’un ERP (bâtiment ouvert au public), en chantier participatif, avec des matériaux naturels ou de réemploi. La seconde a réalisé un retour d’expériences de cette aventure collective. Dans la foulée, avec Aline Laporterie, elles ont écrit un livre, Pour une architecture des communs (éd. Eterotopia, 2023), à la fois guide pratique de l’autoconstruction et ouvrage réflexif qui éclaire les enjeux sociétaux de ce type d’expérimentation collective.


Reporterre — Votre livre nous ouvre grand les portes du monde de l’autoconstruction. Un monde très vivant, mais peu connu du grand public.

Ariane Cohin — L’autoconstruction — le fait de construire un bâtiment par soi-même, en tant qu’habitante ou habitant, et non en tant que professionnelle — existe depuis toujours. Jusqu’aux années 1950, les paysannes et paysans autoconstruisaient leur maison avec des matériaux locaux (terre, pierre, paille, bois, etc.), et dans certaines régions du monde moins dominées par le capitalisme et le tout-béton, ou dans des situations très précaires en France, elle n’a jamais cessé. Mais notre contexte de crise lui donne un nouveau souffle.


Pourquoi l’autoconstruction vous paraît-elle en phase avec notre époque de bouleversements écologiques et sociaux 

Perrine Philippe — Les espaces que l’on habite conditionnent plein de domaines de la vie : se nourrir, dormir, se rencontrer, s’organiser ensemble, etc. Pour opérer des changements dans nos pratiques au quotidien, j’ai l’impression qu’il faut changer la nature de ces espaces, et la manière dont ils sont faits.

Récolte urbaine, une association dédiée aux enjeux croisés de la cuisine et de l’environnement, est ainsi devenue un chaleureux espace d’intensité sociale autour du jardin et de la cuisine collective. Sont maintenant organisés des cantines solidaires et un marché hebdomadaire de légumes bio [des invendus de Rungis] proposés à prix libre.

La cantine solidaire de Récolte urbaine en construction : les fenêtres ont été récupérées dans l’école d’en face et une grande partie du bois est également issu du réemploi.
© Perrine Philippe

Toutes ces activités encouragent l’autoorganisation — c’est par l’expérience que l’on apprend à s’organiser ensemble — et par la suite un nouveau pouvoir d’agir collectif. Ça devient plus que nécessaire dans ce contexte politique inquiétant !

Est-ce pour cela que vous citez le philosophe Ivan Illich, et son idée de « faire de l’urbanisme un outil d’émancipation collective » 

 
Perrine Philippe — Pour Ivan Illich, la question, c’est d’abord d’utiliser des outils et des techniques dont chacune et chacun puisse avoir la maîtrise. C’est le fait de pouvoir choisir le niveau de technologie de la société dans laquelle on vit, pour éviter toute dépossession par la technique.

Ariane Cohin — C’est une idée importante, elle nous permet de remettre de l’humanité dans l’écologie, pour faire de l’écologie sociale. Si l’on suit sa logique, pour réaliser un habitat écologique, il ne suffit pas d’employer des matériaux biosourcés (d’origine végétale ou animale : paille, chanvre, laine de mouton, etc.) ou géosourcés (issus de ressources minérales : terre, pierre sèche, etc.), il faut aussi œuvrer à maintenir un marché sain, qui mette en valeur des compétences humaines, artisanales, à même de préserver la diversité des matériaux.

Lire aussi : Grâce à la terre crue, ces femmes se réapproprient la construction

Prenons la terre, par exemple, un matériau très convivial puisqu’il est partout et qu’il ne nécessite pas forcément de transformation industrielle ou de cuisson pour être utilisé. Aujourd’hui, chacune et chacun peut s’en emparer et, selon le terrain, en faire des adobes [des briques de terre mêlée de paille] ou du torchis [matériau de remplissage à base de terre et de fibres végétales]. Mais si l’État promouvait une norme d’utilisation de ce matériau qui impose les sacs de terre prêt à poser vendus par l’industrie, c’en serait fini.

Il ne serait plus possible à chacun de construire avec la terre à disposition, et la survie des artisans serait menacée puisque leur raison d’être, c’est leur capacité à travailler la terre crue selon ses caractéristiques, qui diffèrent d’un site à l’autre : certaines, argileuses, sont plus adaptées à tel type de construction ; d’autres, plus sableuses, nécessitent un ajout de fibres, etc.

Le tiers-lieu le moulinage de Chirols, en Ardèche, abrite à la fois des logements et des espaces d’activités, de spectacle et d’accueil notamment.
© Ariane Cohin

Perrine Philippe — Dans les années 1950, c’est ce qui s’est passé avec le béton notamment. Pour soutenir l’industrie, tout un appareil législatif a rendu plus difficile l’utilisation des matériaux vernaculaires tels que terre, paille ou pierre, et la baisse progressive du coût du pétrole, favorable au machinisme, a fait le reste : le béton a fini par s’imposer partout. 

Cette question des normes de construction est beaucoup débattue en ce moment dans les filières de la terre, du chanvre, de la lauze, etc. Elle est d’autant plus préoccupante que les sacs de terre prête à l’emploi vendus par l’industrie sont adjuvantés, c’est-à-dire qu’à la terre sont ajoutés d’autres matériaux, ciment ou composants chimiques, qui lui ôtent son caractère recyclable.

Comment les aspirants à construire des lieux écologiques peuvent-ils s’y prendre  

Ariane Cohin — Il devient urgent de limiter l’urbanisation et la destruction des terres agricoles. En premier lieu, il faut donc essayer de prioriser la réhabilitation du bâti existant, qu’il soit ancien ou moderne. Il y a énormément de bâtiments vacants qui ne demandent qu’à être réinvestis !

Dans notre livre, nous défendons l’autoconstruction ou l’autoréhabilitation accompagnées. Pour que tout un chacun se réapproprie l’acte de construire, nous nous appuyons sur la notion d’incrémentalisme, c’est-à-dire l’idée de faire petit à petit, de laisser assez de souplesse dans l’évolution du chantier pour que ses acteurs aient la possibilité de modifier les plans s’ils s’aperçoivent que, finalement, ce serait mieux de mettre tel espace à tel endroit, ou tel matériau à tel autre. Exit la figure de l’architecte-roi : le collectif sera ainsi plus à même de prendre soin du bâtiment s’il connaît son histoire de fabrication.

Perrine Philippe — Avant de se lancer, il vaut mieux pour le collectif faire un bilan des compétences dont il dispose, des énergies, des motivations, etc., et se demander ce qui lui manque : un accompagnement juridique à un moment ou un endroit précis, un suivi du projet dans son ensemble, ou l’accompagnement d’une ou d’un artisan sur une étape très technique comme la couverture d’un toit. Des associations d’accompagnement à l’autoconstruction peuvent aider [1].

Le gros problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de forme de propriété qui soit complètement adaptée à la vision du commun — le statut des communaux, forme de propriété d’usage collective de pâturages ou de bois notamment, est progressivement évincé au profit du droit de propriété des communes. De nouvelles formes contractuelles sont donc à inventer.

En attendant, pour sortir durablement des biens du marché immobilier et de la spéculation, les collectifs en sont réduits à bricoler avec le droit existant, comme nous le montrons dans le livre. La foncière Antidote ou L’Arban, sur le plateau de Millevaches, sont parvenus par exemple à proposer des manières de pérenniser des lieux en propriété d’usage : le contrat donne aux usagères et usagers en autogestion le pouvoir de transformer et de gérer leur lieu, et tout est fait pour éviter que le bien ne soit revendu.

On voit aussi des communes soutenir ce type de projet citoyen : c’est le cas de Bagnolet, qui a accordé un bail amphithéotique aux Enchantières, une association de bricolage par et pour les femmes. C’est une cession d’une partie des droits de la propriété, d’une durée comprise entre 18 et 99 ans, qui permet de faire des travaux comme si on était le propriétaire du terrain. Mais ce type de soutien est très rare, il y a malheureusement souvent un gros manque de confiance des mairies dans les associations, la société civile, etc. C’est dommage, l’époque est en demande de relations collectives plus généreuses et constructives.

Pour une architecture des communs — Autoconstruction et espaces collectifs, préface de Geneviève Pruvost, éd. Eterotopia, oct. 2023, 224 p., 22 euros.

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