• sam. Sep 21st, 2024

Contre les ravages du capitalisme, elles et ils prônent une écologie décoloniale


Douarnenez (Finistère), envoyé spécial

L’écologie suppose d’inventer d’autres manières d’habiter le monde. Autrement que dans une logique capitaliste, extractiviste, qui sépare l’humain du reste du vivant pour mieux l’exploiter. Or, le capitalisme est aussi un colonialisme, qui écrase les autres tentatives de faire monde. Pour penser l’écologie, il est donc urgent de l’associer à la pensée décoloniale. Tel était le mantra autour duquel ont discuté de nombreux invités du festival du cinéma de Douarnenez, dans le Finistère, du 17 au 24 août.

Pour sa 46e édition, le festival breton a mis à l’honneur « Les peuples du Brésil  » — il y aurait 1,7 million d’indigènes dans le pays. L’occasion de projeter moult courts et longs métrages sur la prégnance dans ce pays des luttes queers [1], sociales, raciales et, bien sûr, écologistes. Et d’inviter les premiers concernés par les ravages de ce capitalisme colonial.

« Ils ont brûlé notre maison »

« Ils ont brûlé notre maison il y a à peine une quinzaine de jours. Ils ont fait ça le 9 août, le jour international des populations autochtones », précise amèrement Tupa Nunes, chamane et chef du groupe ethnique Guarani Mbyá, au Brésil. Devant le public breton, il raconte comment, depuis 2022, sa communauté subit « l’invasion » d’une entreprise espagnole qui prétend détenir des droits sur leurs terres et projette d’y implanter un complexe touristique de luxe. Les bulldozers détruisent les arbres, polluent le lac et ce qui reste de forêt est progressivement privatisé, malgré la résistance des guaranis et les condamnations de la Cour fédérale brésilienne, qui n’inquiètent manifestement guère les Espagnols et leurs gardes armés.

Ce fermier, dans l’État du Pará (Brésil), a mis feu à la forêt tropicale autour de chez lui (2020). Les feux sont pour la plupart liés à une volonté d’accroître les champs de culture, dont le soja.
© Carl de Souza / AFP

« Nous recevons des menaces de mort, et nous ne sommes pas les seuls. De nombreux villages indigènes sont brûlés, nous apprenons tous les jours que de nouveaux assassinats dans nos communautés ont eu lieu. Beaucoup d’agriculteurs envahissent nos terres et les détruisent pour faire pousser des aliments pollués », témoigne le chamane guarani.

Colonialisme chimique

L’agriculture, là-bas, est une cause majeure de pollution et de déforestation, et se trouve donc à la croisée des enjeux écologiques d’effondrement de la biodiversité et du climat. Les pesticides en particulier, dont le Brésil consomme 20 % de la production mondiale, incarnent ce que Larissa Mies Bombardi décrit comme un « colonialisme chimique ».

La géographe brésilienne a mené un travail approfondi sur ce qu’elle nomme les « agrotoxines ». « Car les mots ont une force politique : parler de pesticides laisse penser que ces produits “tuent les pestes” et sont vertueux. Alors que les agrotoxines sont toxiques pour la population », précise-t-elle en préambule depuis la scène des Halles de Douarnenez.

Sur la seule décennie 2010, la chercheuse a recensé près de 57 000 personnes intoxiquées par les agrotoxines au Brésil. « Et on pense qu’il y en a 50 fois plus qui ne sont pas répertoriées, soit un total de plus de deux millions de personnes », dit-elle. Parmi les victimes, on trouve avant tout des populations noires et peuples autochtones, de nombreux enfants et bébés et des femmes, qui portent une charge énorme dans ce carnage puisqu’elles sont à la fois victimes elles-mêmes d’avortements spontanés et d’intoxications liés à ces agrotoxines, et se dédient ensuite au soin des autres victimes.

Larissa Mies Bombardi, chercheuse, explique comment des épandages de pesticides permettent d’« éliminer ou expulser » des indigènes de leurs terres, au bénéfice de grands propriétaires terriens et industriels.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

La nature systémique et coloniale des souffrances générées par ces produits transparaît dans sa structure économique. Ces agrotoxines servent à produire une agriculture industrielle massivement dédiée à l’export, pilotée par quatre multinationales occidentales : les allemands BASF et Bayer, l’étasunien Corteva ainsi que Syngenta (anciennement Suisse et racheté par un groupe chinois) détiennent à eux seuls environ 70 % du marché mondial des agrotoxines et des semences agricoles.

À cela s’ajoute les cas d’intoxication criminelle, par épandages aériens d’agrotoxines sur les peuples autochtones. Une manière, selon Larissa Mies Bombardi, de « les éliminer ou les expulser » de leurs terres, au bénéfice de grands propriétaires terriens et industriels.

« Ce colonialisme chimique prolonge et accroît les mêmes inégalités raciales, sociales et de genre que le colonialisme historique », dénonce la chercheuse. Elle-même gravement menacée et séquestrée chez elle en 2020 à cause de ses travaux, elle a dû s’exiler en France pour assurer sa sécurité.

Colonisation de l’intérieur

La France est pourtant, elle aussi, loin d’en avoir fini avec la logique coloniale, particulièrement sur les enjeux écologiques. « Il y a une invisibilisation des territoires ultramarins au sein du récit écologique national », note Erwan Molinié, doctorant en sociologie et spécialiste de ces territoires.

Le scandale sanitaire du chlordécone, pesticide massivement utilisé en Guadeloupe et en Martinique pendant des décennies malgré une dangerosité connue, est emblématique du traitement inégalitaire de ces territoires. C’est aussi l’arbre qui cache la forêt : les territoires ultramarins restent en France ceux qui utilisent le plus de pesticides à l’hectare, ceux où les données sur ces usages sont les moins documentées, où les risques sont sous-évalués et les moins reconnus, dénonce le chercheur : « Dans toutes les régions de métropole, des agriculteurs sont indemnisés pour maladies professionnelles liées aux pesticides. À la Réunion ou à Mayotte, le chiffre est de… zéro. C’est encore une forme d’écologie coloniale. »

Décédé en 2010 à l’âge de 46 ans, David fait partie des nombreux ouvriers agricoles tombés malades après avoir travaillé dans les plantations de bananes de Martinique et Guadeloupe.

L’oppression revêt parfois des contours géographiques plus flous : populations et savoirs traditionnels ont aussi été écrasés en métropole par « une manière extractiviste hégémonique d’habiter, qui sépare les humains entre eux et les espèces entre elles », décrit, sur la même scène que les chercheurs précédents, Aude Chesnais, anthropologue, spécialisée en écologie politique. « Cela crée une crise identitaire. Comment, en tant qu’occidentale non racisée, puis-je me penser autrement que comme extractiviste ? »

Laurent Gall a exploré cette question en Bretagne. Cet ethnoécologue étudie, depuis les années 2000, la « mémoire en cours d’effacement » des paysans bretons. Le traumatisme du grand remembrement qui, à partir des années 1950, a industrialisé à marche forcée l’agriculture locale, s’exprime chez les vieux paysans à travers l’expérience de la disparition et du remplacement des plantes.

« Les biocides ont-ils aussi un effet mémoricide ? »

« Avant, on se soignait avec la bardane. On savait où et quand allait chercher la chrysanthème des moissons ou la joubarde. Leur disparition dans les champs au profit de l’agriculture industrielle fut pour ces paysans un écroulement de l’espace et du temps liés à ces plantes. La juxtaposition entre l’avènement des pesticides, ou plutôt biocides, et la perte des savoirs écologiques des paysans traditionnels, est frappante. Les biocides ont-ils aussi un effet mémoricide ? », interroge le chercheur.

Cultiver les plurivers

Alors comment décoloniser le monde ? En s’inspirant des « ontologies relationnelles » qui forgent les visions du monde des communautés qui résistent à l’effacement capitaliste, de la Bretagne au Brésil. En tissant des liens avec le vivant qui s’émancipent des rapports d’exploitation érigés en norme par la modernité occidentale.

« Cela commence par arrêter de discréditer les sciences non occidentales, les savoirs relégués au rang “d’ethnosciences” et invisibilisés », propose Aude Chesnais. « Il faut politiser le renoncement, car renoncer n’est pas simple lorsque ça engage tout un modèle, un savoir, toute une vie », ajoute Erwan Molinié.

Les deux chercheurs ont lancé, avec d’autres, la revue Plurivers. Le nom, emprunté à la lutte zapatiste du Chiapas, au Mexique, invite à penser la cohabitation entre diverses manières d’habiter le monde, loin de notre universalisme, « bien intentionné mais qui gomme les différences et les inégalités », prévient Erwan Molinié.

Lire aussi : Açaï, stévia : au Brésil, les peuples indigènes luttent contre la spoliation de leurs plantes

Décoloniser l’écologie est aussi une question de vigilance et de réactivité dans la lutte. Après le récit de son combat pour sa terre, le chamane Tupa Nunes est interpellé par une habitante de Douarnenez. « Nous aussi, nous perdons le patrimoine de nos ancêtres. L’abri du marin, sur le port, était un bien commun et a été racheté par un promoteur immobilier », explique-t-elle. Et de conclure sur une alerte qui transcende les continents : « Si on ne réagit pas, la prédation continuera aussi chez nous… »

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