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Des drapeaux et un abattoir , par Ernest London (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Août 24, 2024


Après avoir évacué un blessé vers l’arrière, le petit tailleur de la première section revient avec des nouvelles alarmantes : le poste de secours a été retiré, les routes sont encombrées de colonnes en retraite, officiers et ordonnances ont déserté le parc du château, autant de signes que le mince cordon d’avant-poste est « destiné à la pâture des corbeaux ». S’il accueille d’abord l’histoire d’un haussement d’épaules, Georges Gadsky commence à s’inquiéter lorsqu’on leur distribue des munitions à la tombée de la nuit. La nervosité le gagne pendant qu’il monte la garde, à minuit, dans la tranchée la plus avancée. « N’était-ce pas à devenir fou ? En pleine vitalité, attendre ici la mort, se laisser abattre comme une bête enragée, à peine à mi-chemin ? »

Après la très forte impression, dans les milieux pacifistes, laissée par Hommes en guerre, recueil de six nouvelles paru en 1917 (1), remarquable évocation des sentiments et sensations que lui inspire la guerre, l’écrivain austro-hongrois Andreas Latzko (1876-1943) récidive avec ce récit, proposé en fac-similé de l’édition du Sablier parue à Genève en 1920, qu’introduit Stefan Zweig. Un célèbre virtuose se trouve plongé dans « cette boucherie » que fut la première guerre mondiale, « revenu à l’état primitif des habitants des cavernes, sale et abêti », condamné, avec ses compagnons, à retenir l’ennemi à tout prix — « jusqu’au dernier homme ». Avec minutie, il raconte l’horreur qui s’empare de tous, les souffrances psychiques traversées, et parfois se laisse emporter par la grandiloquence. Ainsi, quand la « vague bleu tendre » finit par les attaquer, s’en élève le « rythme vigoureux et entraînant de La Marseillaise ». Or Jean Norton Cru, dans Témoins (2), essai d’analyse critique des souvenirs de combattants, a contesté qu’un tel fait ait pu avoir lieu, dénonçant la trahison de la vérité des combats au profit d’un imaginaire débordant. Mais il s’agit ici de littérature, et non de la réalité factuelle. Fort de ses deux années dans l’artillerie sur le front italien, où il subit un « choc d’obus », trouble post-traumatique qui lui vaudra huit mois de hurlements, de spasmes et d’anorexie, Latzko veut montrer les affres auxquelles sont soumis les soldats, « cruellement tourmentés par la mort avant d’être achevés par elle ». Son lyrisme est prompt à susciter le saisissement. Il pétrit la véracité des faits avec les gestes du poète. Au lecteur de faire la part des choses. La charge contre « tous ces gens qui avaient fait une place à la guerre dans leur programme, avec ceux — et ils étaient nombreux — qui en avaient tiré profit », est particulièrement virulente ; les discussions sur le sens du sacrifice, celui du courage et la prétendue moralité supérieure du droit du plus fort sont tout aussi mordantes. Interdit en Allemagne en 1933, puis brûlé, ce roman, comme toute la production de Latzko, a longtemps disparu des bibliothèques et des mémoires dans les pays germanophones. Les onze bois dessinés et gravés par Frans Masereel, reproduits dans cette édition en fac-similé, par leur sombre vigueur, contribuent à rendre cette œuvre indélébile.



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