• ven. Sep 20th, 2024

Les fictions de Reporterre : « Le Parleterre », par Li-Cam


Reporterre vous propose chaque samedi du mois d’août une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables. Cette semaine, c’est au tour de Li-Cam, autrice de nouvelles et romans de SF, dont le très solarpunk Résolution (2019), de nous plonger dans son univers. Bonne lecture.

  • Fiction 2 : Rongeurs, par Sylvie Lainé

Depuis l’aube, je crapahute dans la forêt, ce lieu qui nous est interdit, à nous, le commun des mortelles. Je n’ai aucune idée de l’heure, la canopée ne laissant filtrer du ciel que quelques paillettes de lumière. Je commence à m’habituer à la chaleur et à l’humidité oppressantes. Mes sens aiguisés par la nouveauté s’attachent au moindre détail et au plus petit bruit. Les insectes rampant sur le sol. Le récital d’une oiselle. Le son étouffé des pas d’une animale non identifiée. La mousse pâle accrochée au pied des arbres. Et les odeurs de terre et de végétales, parfois un peu acres.

Mon attention virevolte au gré des stimuli.

Nous sommes une dizaine, beaucoup de femmes et quelques hommes, toutes vêtues d’une large chemise et pantalon des assesseuses. Deux d’entre nous portent ensemble une grosse malle de bois munie de anses en acier délicatement ouvragées.

Une mandatrice de la Vivante, flottant dans sa longue robe aux nombreuses poches et affublée d’un large chapeau d’où pend une moustiquaire, nous précède.

Quand je la regarde évoluer avec assurance dans la végétation, je me demande ce que je fais là. Je ne me sens pas à ma place. Les autres assesseuses m’ont l’air plus sûres d’elles. Je devrais être émue de me trouver au sein d’une vénérable écos, que nos ancêtres nommaient écosystème avec un manque certain de respect et de poésie.

Je le suis. Un peu émue. Mais c’est plus une sorte de trouble informe.

Soudain, la mandatrice s’arrête et fait de grands gestes à l’intention de celles qui transportent la malle pour leur indiquer où la poser. Nous nous arrêtons nous aussi, à mon grand contentement. J’ai mal aux jambes et aux pieds. Et mon pantalon me colle à la peau. Exténuées, certaines d’entre nous s’asseyent sur le sol. Je suis tentée de les imiter.

Ici, la végétation est un peu moins dense. Des fils en acier, très fins, courent sur le tronc des arbres qui nous entourent, signe que cette partie de l’écos est consciencieusement monitorée pour veiller à sa bonne santé.

La mandatrice demande aux deux assesseuses d’ouvrir la malle, ce qu’elles font avec une déférence qui me met mal à l’aise. Elles en extirpent un gros appareil de forme ovale, hérissé de longues antennes courbes, ressemblant à celles de certaines insectes, et le posent délicatement au sol.

« C’est donc ça un Parleterre », me dis-je, ma curiosité piquée malgré la fatigue.

Les deux assesseuses sortent maintenant un petit filet constellé de perles lumineuses et le donnent à la mandatrice. Le filet est relié au Parleterre par des dizaines de fibres optiques argentées qui scintillent dans la pénombre.

Je sais qu’au fond je n’y crois pas. J’essaye de me mentir. En vain. Communiquer avec la Vivante me paraît impossible quelle que soit la technologie. Il existe entre nous, les humaines, et le monde animal et végétal, un fossé qui me paraît infranchissable.

Le Parleterre est censé héberger une IA thérolinguiste, capable de communiquer avec toutes les créatures de la Vivante.

Comme je l’ai déjà mentionné, je n’y crois pas et je me demande pourquoi, nous les humaines, avons besoin de ce type de simulacre.

La mandatrice prend la parole. Certaines d’entre nous se relèvent péniblement.

– Pour porter la voix de la Vivante au sein de l’écoume, il faut comprendre sa langue.

Nous acquiesçons en silence.

À la mention de l’écoume, la vision de ses gigantesques fermes verticales m’effleure. Je pense aussi à ses nombreuses trocqueries et à sa grande Agora où les mandatrices de la Vivante siègent aux côtés des représentantes du genre humain. À cette heure, je devrais me trouver dans un des innombrables jardins suspendus à prendre soin des cultures.

– Livéa… Tu commences !

Je sursaute.

La mandatrice tend le filet dans ma direction. Sous la moustiquaire, je peux apercevoir son regard déterminé. D’accoutumée, j’ai la protestation facile, mais je me tais, inspirée par la solennité du moment.

– Prends le filet et assieds-toi en tailleur !

Je m’exécute. Tous les regards sont rivés sur ma personne.

– Pose-le sur ton crâne et ferme les yeux.

Je fais ce que la mandatrice demande. Mes mains tremblent.

– Écoute ! Vois ! Comprends !

Quelque chose me chatouille la tête et la colonne vertébrale. Puis une vibration gagne tout mon corps.

– Détends-toi…

La voix de la mandatrice se fait plus douce. Plus lointaine aussi.

« Une voix se détache des autres.
Petite et tellement vieille »

J’entends des choses, quantité de choses. Il y a d’abord le souffle des assesseuses que je perçois comme si j’avais mon oreille contre leur bouche. J’entends des grouillements sous la terre. Forts. Désagréables. Pendant un moment, ils couvrent tous les autres sons. Puis un battement d’ailes. Des battements d’ailes. Minuscules. Par milliers. Peut-être des moucheronnes.

D’autres choses commencent à se dessiner sous mes paupières closes. Le tronc d’une arbre qui s’approche à grande vitesse. Une sensation de pression sous mes mains et mes pieds. J’atterris.

Un instant de vertige.

Me voilà désormais en train de ramper sous terre. Je me sens écrasée de toutes parts. J’avance lentement en mangeant la terre.

Encore un autre vertige.

Et je suis gagnée par un chaos de sensations. Je suis partout à la fois. Désorientée. Pulvérisée. J’essaye de m’accrocher à mon corps, mais je l’ai perdu.

Des centaines de voix se pressent dans ma direction. Elles ont une texture onctueuse. J’ai l’impression de pouvoir toutes les entendre. Ma perception éclatée cherche à s’agrandir encore. Je ne comprends pas ce que me disent les voix. Elles parlent, mais leurs mots se chevauchent les uns les autres dans un chaos de propos qui sature mon esprit. Soudain, j’ai peur. Peur de me perdre. De disparaître.

Je pense très fort : « Je suis Livéa. »

Je me le répète, mais les voix sont plus fortes. Elles ont tellement à dire. Elles sont des milliers, des millions. Elles ne s’encombrent pas d’un prénom, ni d’un « je ». Elles sont. Tout simplement.

Je dois faire un effort pour me souvenir que je suis connectée au Parleterre. À quoi sert-il déjà ? Je me dissous dans les voix.

Les pastilles de lumière qui tombent du ciel se font rugueuses. Suis le réceptacle de sensations incompréhensibles. Voir et entendre avec la peau. Toucher la clarté. Respirer la lumière. Humer l’eau avec les pieds. Sentir des vibrations étranges sur les bras. Des tressautements dans tout le corps, au gré de la brise.

Une voix se détache des autres. Petite et tellement vieille. Si frêle. Elle pénètre par les pores de la peau.

Contre toute attente, je me souviens que le Parleterre active une forme de surempathie. Il y a tellement de mots qui manquent, tellement de sensations en plus.

400 millions d’années dans le lointain…

Sortir de l’eau bien-être… Apprendre la terre exigeante… Adapter…

Emprunter aux bactéries pour repousser la morsure… Depuis connaître la soif sèche…

Perdre les poumons chaque année… Recroqueviller sur le rhizome la force de vie… La soif sèche…

La bouche pâteuse. La gorge douloureuse. Un rêve d’eau.

De l’eau. De l’eau. De l’eau.

La soif inextinguible.

Une autre voix s’impose. Plus forte.

– D’après les sensations transmises, le Parleterre suppose qu’il s’agit d’une Filicophyte plus communément appelée fougère.

Sensation d’arrachement. D’obturation. Les mots aplatissent les sensations, organisent et circonscrivent la réalité, ils étriquent tout sur leur bruyant passage.

– La Vivante s’est exprimée. Tu peux ouvrir les yeux, Livéa.

Je reviens à moi.

Les autres assesseuses me dévisagent avec inquiétude. La mandatrice de la Vivante retire le filet de ma tête et m’indique de me lever. Je retourne à ma place.

Les perles de lumière sont encore un peu rugueuses sur ma peau. Tout me semble bizarre. Une autre assesseuse s’assoit près du Parleterre. La mandatrice lui pose le filet sur la tête. On dirait que la jeune femme est coiffée d’une méduse fluorescente.

J’ai du mal à m’intéresser à ce qu’il se passe autour de moi. Je ne cesse de revivre les instants passés avec le Parleterre. Je pense à cette fougère. Elle me manque. Je la cherche des yeux. Je me souviens de la soif. La soif de lumière. La soif d’eau. La soif de respirer. La soif de vivre.

Mon regard tombe sur une fougère. Bouleversée, je me demande si c’est la mienne. J’en trouve une autre. Peut-être est-ce plutôt celle-ci ? Le temps passe. Encore une assesseuse qui s’installe près du Parleterre. Je cherche toujours ma fougère. Puis lentement, l’idée que ce n’est pas si important me gagne. Je me sens des affinités avec l’ensemble des fougères, les Filicophytes. Et à travers elles, avec toute la Vivante. Je compatis à la soif des plantes. Maintenant, je la connais. Je la ressens encore. Là, dans ma bouche, ma langue colle à mon palais.

J’ai encore des doutes, bien sûr. Je suis d’un naturel têtu. Mais je dois concéder que ça avait l’air réel, tellement vrai. L’écho des sensations transmises par le Parleterre sont encore présentes dans mon corps et mon esprit. Les mots aussi. La soif sèche qui recroqueville. Je pense aux jardins suspendus où je pratique la permaculture pour nourrir les habitantes de l’écoume. Je pense à toutes les plantes qui s’y développent, qui y vivent plutôt. Subissent-elles la même soif ? Des centaines de millions d’années de soif. L’impatience me gagne. J’ai hâte de les retrouver, de prendre soin d’elles.

J’ignore si un jour je deviendrai mandatrice, si je porterai la voix de la Vivante au sein du conseil de l’écoume. Aurai-je les qualités requises ? Peut-être même serai-je tirée au sort pour siéger au sein du Haut Conseil de la protection des droits humains et de la Vivante. Quand j’y pense, ça me paraît plausible désormais. Qui sait ?

Un assesseur s’installe. Il se raidit légèrement quand la mandatrice pose le filet sur sa tête. Je ne lui accorde que très peu d’intérêt. Je continue à chercher des yeux les fougères qui sont nombreuses dans ce coin de forêt. J’apprécie leur port et la dentelle de leurs feuilles. Leur beauté si particulière me touche énormément. J’ai l’impression qu’elles aussi m’observent, qu’elles aussi me connaissent.

Je sais maintenant combien elles sont vivantes.


Le cataclysme écologique que nous vivons a écrasé l’avenir. Le futur a disparu. Il est comme « replié sur le présent », pris en étau entre une perspective d’effondrement et les fantasmes d’élites politiques tentées par l’autoritarisme et les promesses technosolutionnistes.

Pour sortir du marasme et redonner du souffle à un avenir asphyxié, il nous faut développer des imaginaires audacieux, oser les utopies radicales, indomptables et révolutionnaires. Le potentiel subversif de la science-fiction a pour cela un rôle crucial à jouer, pour « désincarcérer le futur ».

En ouvrant ses pages à ces autrices et auteurs, Reporterre agrandit de son pied-de-biche éditorial cette brèche vers de nouveaux récits émancipateurs, et publiera leurs récits au fil de l’été et à la rentrée.

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