• ven. Sep 20th, 2024

Aux États-Unis, la liberté à but lucratif, par Charlotte Recoquillon (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Août 27, 2024


«Je vous accorde la liberté sous caution. Le montant est fixé à 10 000 dollars », annonce le juge à Jackie Brown, hôtesse de l’air arrêtée pour avoir convoyé clandestinement de l’argent dans le film de Quentin Tarantino(1997). Fréquente dans les séries et les films policiers tournés aux États-Unis, cette scène où un magistrat en robe noire abat son marteau en annonçant une somme parfois faramineuse imprègne les imaginaires, au point que l’on ne se demande plus ce qu’elle dissimule. Elle ponctue pourtant une étape-clé du système judiciaire américain. Une étape qui, comme toutes les autres, produit de lourdes inégalités, mais constitue également, pour certains, une source de profits.

En principe, la caution doit garantir qu’un accusé comparaîtra à son procès. S’il estime qu’un prévenu ne présente aucun risque de fuite ou de récidive, le juge peut en effet décider de le libérer sans condition ou contre une caution dont le montant varie selon la catégorie de l’infraction. Une fois le procès terminé, si le prévenu s’est présenté à toutes les audiences, la loi prévoit de lui restituer la totalité de la somme versée, qu’il soit coupable ou innocent. Dans les faits, les juges ont pourtant une grande latitude. Ils peuvent notamment prélever des frais pour l’indemnisation des victimes ou pour le financement des procédures judiciaires. Nombre de prévenus ne récupèrent donc jamais l’intégralité de leur versement.

Bien que le huitième amendement de la Constitution dispose que le montant des cautions ne doit « pas être excessif », beaucoup ne peuvent pas s’en acquitter. Les plus infortunés doivent donc rester en prison, indépendamment de la gravité des infractions reprochées, et peu importe la présomption d’innocence. Et cela peut durer des jours, des semaines, voire des mois ou des années. « Vous avez deux options, résume le juge à Jackie Brown. La première, vous pouvez payer votre caution à la cour et vous êtes libérée immédiatement. Mais vu le montant, c’est peu probable. La seconde, vous restez ici jusqu’à votre procès. Cela peut prendre un an, même plus… » Avant une réforme adoptée en 2019 dans l’État de New York, un accusé y restait en moyenne prisonnier cent quarante-sept jours dans l’attente de son procès (1). Selon le think tank Prison Policy Initiative, il y aurait actuellement plus de 420 000 personnes en détention provisoire aux États-Unis (2) ; cette population représente les trois quarts des détenus en Californie (3). Si l’on tient compte des entrées et des sorties, plus de deux millions de personnes sont concernées chaque année dans le pays.

De bons samaritains ?

Moteur de l’incarcération de masse, le nombre de personnes emprisonnées avant leur jugement a été multiplié par quatre depuis 1980. Or ces accusés sont plus souvent condamnés que ceux qui se présentent libres au tribunal ; ils écopent de peines plus longues, notamment lors des procédures de plaider-coupable (4). Ce système produit en outre de nombreuses discriminations. Pour des infractions comparables, les Afro-Américains et les Hispaniques se voient infliger des cautions respectivement supérieures de 35 % et 19 % à celles des hommes blancs (5). Violence, stigmate social, détérioration de la santé mentale, perte d’un emploi ou de la garde d’un enfant, voire d’un titre de séjour… : les conséquences d’une détention sont catastrophiques. Aussi, tous ceux qui le peuvent règlent leur caution comptant, et préparent leur défense à la maison.

Ceux qui n’en ont pas les moyens (c’est-à-dire presque tous les prévenus) trouvent parfois un bon samaritain. En 1963, un entrepreneur noir a réglé la caution de 5 000 dollars de Martin Luther King, incarcéré à la prison de Birmingham pour avoir mené des actions non violentes contre la ségrégation raciale. En 2015, les artistes Jay-Z et Beyoncé ont contribué à la libération de manifestants qui protestaient contre les violences policières à Baltimore. Mais ces cas restent évidemment rares. Faute de généreux bienfaiteurs, les prévenus pauvres se tournent donc vers des agences de « garants de caution judiciaire », les bail bondsmen, à l’image du truculent personnage de Max Cherry dans Jackie Brown. En échange d’une commission non remboursable, en général entre 10 et 15 % du montant de la caution (plus l’infraction reprochée est grave, plus le client est intéressant), les bondsmen se portent garants auprès des tribunaux, permettant ainsi aux prévenus de rester libres en attendant leur procès. Ils ne doivent débourser la caution qu’en cas d’absence de l’accusé à l’audience. Dans les faits, ils transfèrent ce risque à une poignée de compagnies d’assurances, comme Fairfax Financial, qui règlent la facture si besoin.

Les services des bondsmen sont devenus indispensables. Selon le Prison Policy Initiative, le montant médian des cautions infligées aux personnes en détention provisoire s’élève à 10 000 dollars, alors que le revenu moyen de cette population s’établit à 15 000 dollars par an pour les hommes âgés de 23 à 39 ans, et 11 000 dollars pour les femmes. Impossible pour eux de collecter de si grosses sommes. Et même en réunir une partie conduit souvent les familles à s’endetter, à se priver du nécessaire, à hypothéquer leurs biens. C’est donc un business très juteux pour les quinze mille agences du pays qui prélèvent chaque année 15 milliards de dollars aux plus pauvres, en particulier aux minorités raciales, ciblées de manière disproportionnée par la police et la justice. En 2017, le montant total des cautions fixées par les tribunaux de Los Angeles — où les Noirs et les Latinos représentent 83 % de la population carcérale — avoisinait 3,6 milliards de dollars ; cette même année, les agences implantées dans la ville avaient facturé 41 millions de dollars en frais non remboursables (6).

En pratique, même si l’accusé ne se présente pas à son procès, les bondsmen paient rarement les tribunaux. D’abord, les délais sont suffisamment longs pour que les prévenus finissent par comparaître à une autre audience, le plus souvent de leur propre chef ou parce qu’ils ont été interpellés par la police. Lorsque les bondsmen doivent faire appel à un chasseur de primes, ou entreprendre toute autre démarche afin d’obliger leurs clients à se présenter à la justice, ils facturent ces frais aux familles. Pénalités exorbitantes en cas de retard de paiement, renouvellement annuel automatique des frais si le procès se prolonge, surveillance rapprochée et espionnage de leurs clients, couvre-feu imposé, menaces de retour en prison : sur ce marché très peu régulé et hautement concurrentiel, les abus pullulent. À New York, une plainte déposée en 2021 contre l’agence Libre s’appuie sur le cas d’un étranger contraint, pendant trois ans, de porter un bracelet électronique facturé 420 dollars par mois. Au total, cette personne a versé 17 000 dollars de frais, pour une caution initiale de 10 000 dollars.

Certaines agences n’hésitent pas à recourir au chantage affectif pour soutirer de l’argent aux foyers les plus vulnérables, profitant de l’angoisse et de la détresse suscitées par l’incarcération d’un proche. Considérées comme plus stables financièrement et plus loyales envers leur famille, les mères et les compagnes sont particulièrement ciblées par le démarchage agressif des agences. Sociologue à l’université du Minnesota, Joshua Page a travaillé pour l’un de ces établissements pendant dix-huit mois (7). Résultat de ses observations ? Les femmes noires et latinas sont délibérément soumises à des tarifs plus élevés, des conditions de paiement et des contreparties plus strictes que les femmes blanches, jugées plus fiables par les agences et les compagnies d’assurances.

Tentatives de réformes

Toutes ces raisons amènent à mettre en œuvre des réformes à travers le pays. Les autorités de Philadelphie ne pratiquent plus la libération sous caution pour les plus petits délits, l’État du New Jersey a supprimé les cautions automatiques, et dans celui de New York les juges doivent désormais proposer des solutions alternatives, comme la liberté surveillée. Quant aux agences de garantie judiciaire à but lucratif, quatre États les ont déjà interdites.

Le Movement for Black Lives (Mouvement pour les vies noires), qui regroupe une cinquantaine d’organisations défendant les intérêts des Noirs américains, a placé l’enjeu de la caution au centre de ses revendications. Il soutient notamment le projet « The national bailout », qui vise à collecter des fonds pour libérer les prévenus les plus défavorisés par le système (les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans [LGBT], noires, les femmes…). L’argent récupéré au moment du jugement est réinvesti dans une autre caution, et ainsi de suite. L’association Color of Change et l’Union américaine pour les libertés civiques (ACLU) concentrent leurs attaques sur les compagnies d’assurances. Après que les groupes Tokio Marine, Randall & Quilter et Endeavour Capital ont fini par se retirer du secteur en 2020, les deux associations ont lancé une nouvelle campagne contre le conglomérat canadien Fairfax Financial, désormais en situation de quasi-monopole et dont le chiffre d’affaires a atteint 27 milliards de dollars en 2022 (8). Selon l’agence de notation AM Best, le taux des bénéfices bruts après le paiement des cautions avoisine 83 %, contre 33 % pour les assurances du domicile et de l’automobile (9). Pas étonnant que l’industrie se mobilise — en injectant des millions de dollars en publicités, en lobbyistes et en contributions aux dépenses de campagne des élus — contre les réformes en cours.

Celles d’ores et déjà engagées aux quatre coins du pays semblent pourtant fonctionner en termes de sécurité et de dépenses publiques : entre 2015 et 2022, à Houston (Texas), le nombre de personnes relâchées dans les vingt-quatre heures suivant un petit délit a augmenté de 13 %, et le taux de récidive n’a pas augmenté pour autant — il a même baissé (10). À New York, une réforme adoptée en 2019 a permis de diminuer de 15 % la population en détention préventive (11). En attendant l’abrogation du système, des militants continuent de collecter des fonds pour payer des cautions, notamment celles d’homologues arrêtés par la police. Dans un contexte de répression croissante des mouvements sociaux, la tâche s’annonce immense. À Atlanta, de nombreux opposants au projet « Cop City » — un vaste centre d’entraînement pour la police — ont été arrêtés ces derniers mois. Des militants se sont employés à récolter de l’argent pour verser leur caution. Le 31 mai dernier, ils ont eux aussi été arrêtés par la police…

Nos précédents articles



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *