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les algues vertes étouffent les huîtres de la baie de Morlaix


Baie de Morlaix (Finistère), reportage

Nos bottes sont puissamment aspirées vers le fond. La bascule tête en avant dans l’eau de mer n’est évitée que de justesse. Sous nos pieds : une vase noirâtre, pâteuse, dont on finit péniblement par vaincre l’effet ventouse.

« Ça devient même pénible de marcher. Nos gars s’usent là-dedans. Pas étonnant qu’on ne trouve plus personne pour faire le boulot », maugrée Marc Le Provost. L’ostréiculteur rejette, de dépit, une poignée d’algues vertes dans l’océan. Ce sont elles, en s’accumulant en quantités astronomiques au milieu des parcs à huîtres, qui finissent par se décomposer en couches sombres et traîtres pour les appuis.

Fort heureusement, ce vendredi 23 août est un jour de grandes marées et nous explorons à marée basse la rade de Morlaix, dans le Finistère. Les pentes les plus élevées de l’estran sont à sec et le reste n’est recouvert que d’une fine couche d’eau, suffisamment placide pour nous éviter la chute. Sur le sable, en revanche, la couleur verte des algues domine largement. Au plus fort du phénomène, au début de l’été, elles recouvraient absolument tout, parfois sur plus de 30 centimètres.

La décomposition des algues vertes tache les huîtres, rendant leur vente impossible.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Cela fait plus de cinquante ans que les algues vertes envahissent les côtes en Bretagne. L’excès de nitrate issu de l’agriculture intensive se déverse dans la mer et nourrit ces végétaux, causant leur prolifération. Celle-ci est délétère pour l’environnement et la santé, leur décomposition pouvant émettre un gaz mortel. Ces algues épargnaient jusqu’ici plus ou moins la baie de Morlaix — leur nombre a explosé cette année.

Gireg Berder marche au milieu d’un parc d’huîtres élevées à même le sol. L’accumulation d’algues vertes risque d’étouffer les futurs mollusques.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« Cela fait 4 ou 5 ans que les algues vertes ont énormément progressé ici. Cette année, c’est du jamais vu. Même dans les zones où le courant les évacuait, elles se sont accumulées cet été », témoigne Marc Le Provost. Responsable d’exploitation de l’entreprise Les huîtres Cadoret, à Carantec, il élève les mollusques dans la baie depuis plus de trente ans.

Des algues mortelles pour les huîtres

Les invasions d’algues sont particulièrement nocives pour les huîtres élevées au sol. Une méthode traditionnelle qu’ils ne sont plus qu’une poignée d’ostréiculteurs, dont Marc Le Provost, à pratiquer. Les huîtres, semées directement sur le sable, y sont trente fois moins nombreuses, pour une même surface, que dans les poches à huîtres que l’on observe habituellement sur les plages. Mais leur goût serait incomparable, d’après leurs promoteurs, car les huîtres au sol profitent d’une plus riche biodiversité, ont plus d’espace donc plus de nutriments pour chacune et bénéficient d’échanges vertueux avec d’autres espèces, comme les algues rouges.

Elles sont toutefois beaucoup plus vulnérables à l’arrivée des algues vertes, qui les étouffent et finissent par les tuer lorsqu’elles s’accumulent au sol. Pour éviter le carnage, les ostréiculteurs n’ont d’autre choix que de passer régulièrement une lourde herse dans leurs parcs, avec leur bateau, pour remettre ces algues en suspension.

Au premier plan, les huîtres sont exploitées à même le sol (la méthode traditionnelle). Derrière, on voit les tables avec les poches à huitres. Aucune méthode n’échappe aux marées vertes.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« C’est un énorme surplus de travail, donc un impact économique pour nous », soupire Gireg Berder, qui pratique lui aussi l’ostréiculture au sol. « Et puis, cela revient à choisir entre la peste et le choléra : soit on manipule nos huîtres plus qu’il ne le faudrait, ce qui peut tuer les jeunes, soit on ne fait rien et les algues pourrissent en tuant tout ce qu’il y a en dessous. »

L’ostréiculteur marque un silence. Son regard se perd dans la rade. Les parcs d’huîtres au sol y côtoient les longues rangées de poches ostréicoles, où s’agrippent également des paquets d’algues vertes. Quelques cormorans s’y sont perchés pour faire sécher leurs ailes. Le calme des eaux donne au lieu des allures de lac. Seul le jaillissement régulier de petits filets d’eau à la surface brise le silence et signale l’avancée sous-marine de coquilles Saint-Jacques.

« Soit on manipule nos huîtres plus qu’il ne le faudrait, ce qui peut tuer les jeunes, soit on ne fait rien et les algues pourrissent en tuant tout ce qu’il y a en dessous », dit Gireg Berder.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Une menace pour tout l’écosystème

Gireg Berder connaît le tableau par cœur. Son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui élevaient des huîtres ici. Son indignation vient de cet héritage. Il tente d’entretenir la mémoire de ses ancêtres, de peur de glisser dans une lente acceptation de la dégradation de la baie. « Un pêcheur qui a connu mon grand-père m’a rappelé qu’à son époque, on n’utilisait même pas de herse. L’outil est venu prendre de l’importance à l’époque de mon père. Maintenant, je me demande à quoi ressemblera la baie pour nos enfants », dit-il.

L’accélération soudaine de l’invasion des algues vertes inquiète les ostréiculteurs. Est-ce lié aux pluies particulièrement intenses qui ont drainé plus de nitrate depuis les champs ? À un changement de pratiques ou de produits par les agriculteurs ? À la hausse de la température de l’eau ou à d’autres phénomènes passés sous les radars ? Et pourquoi les algues vertes ne se contentent plus de s’accumuler sur l’estran et prolifèrent également en eau profonde ? Autant de questions qui restent aujourd’hui sans réponse.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la baie de Morlaix ne fait pas partie des huit baies bretonnes concernées par le Plan de lutte contre les algues vertes financé par l’État français. Et quand bien même : ce plan, régulièrement révisé depuis 2010, échoue dans les grandes largeurs à faire changer les pratiques agricoles à l’origine du problème, ainsi que l’avait sévèrement souligné un rapport de la Cour des comptes en 2021.

« C’est du jamais vu. Même dans les zones où le courant les évacuait, les algues vertes se sont accumulées cet été », dit Marc Le Provost, qui tire son bateau.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« Rien ne se passe, on alerte sur le problème mais la préfecture ne nous donne aucune réponse », déplore Gireg Berder. « On demande juste à pouvoir vivre correctement, ajoute Marc Le Provost. Un passage de herse qui prenait cinq heures auparavant en prend 4 ou 5 fois plus cette année, tant les algues s’amoncellent dedans. Est-ce qu’on veut sacrifier notre filière pour préserver l’intérêt d’une autre ? »

Sur le chemin du retour, entre deux parcs à huîtres, nous pataugeons à côté de végétaux d’un tout autre genre. Des zostères, plantes marines accrochées sur le fond sableux, forment un vaste herbier ondulant au gré des vagues. Quelques alevins s’en échappent furtivement. Ces prairies sous-marines forment un habitat protégé très présent en baie de Morlaix, où seiches, crevettes et poissons viennent se réfugier. « Vous verriez comment les oies bernaches les mangent en hiver… Elles adorent ça ! », rigole Marc Le Provost.

Ce sont aussi tous ces écosystèmes qui sont menacés d’étouffement par les algues vertes. « Si nous sonnons l’alerte, c’est pour le long terme. On sait bien que rien n’aura changé pour nous dans un ou deux ans, dit Gireg Berder. Mais si l’on ne réagit pas, c’est tout l’environnement de la baie qui est menacé. »



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