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De la peine de vivre, par Hélène-Yvonne Meynaud (Le Monde diplomatique, septembre 2024)

ByVeritatis

Sep 5, 2024


La douleur mentale a bien des façons de se manifester, et trouve parfois des mots qui rendent la richesse de son étrangeté. Œuvre dont l’actualité ne se dément pas, livre culte des féministes, plusieurs fois réédité et présenté ici dans une traduction révisée, La Cloche de détresse dépeint la lente entrée dans la dépression d’Esther Greenwood (1). Étudiante en lettres, lauréate d’un concours de poésie, elle est invitée à New York, dans les années 1950, et fréquente un milieu où l’heure est à la vie mondaine et à la transgression des tabous ; mais pour Esther, entrer dans la vie sexuelle n’a rien de simple, et la perte de sa virginité est un moment effrayant. Après sa deuxième tentative de suicide, elle est internée, électrochocs et insuline ; à la fin du récit, en miroir, c’est son amie Joan qui se pend. L’auteure du roman, l’Américaine Sylvia Plath (1932-1963), épouse du poète britannique Ted Hughes, grande poétesse elle-même (Ariel, Gallimard, 2011), va osciller entre l’ombre et la lumière dans sa vie comme dans son œuvre. Affrontant — entre autres — le dilemme classique pour les femmes, entre créer ou se consacrer à sa famille. Elle n’écrira pas d’autre roman que ce récit quasi autobiographique. En 1963, un mois après sa publication, signé du pseudonyme Victoria Lucas, elle se suicidera à 30 ans.

Dans un registre sadien, Paloma Hermine Hidalgo offre une ode saphique incandescente, d’inspiration semble-t-il autobiographique, chaleureusement introduite par Dominique Sampiero (2). Une suite de poèmes décrit ses épiphanies sexuelles : jouissances des corps, de l’odeur des fleurs, des tissus, des couleurs. Un souffle de mystique déiste court le long du texte, comme une échappée possible à l’emprise de la mère. La violence est là : « Cette croupe parée, natte-la de sévices ; cuir blessant ma peau (…) je veux de toi jouir à pleine ronce », et la mort même s’y joint : « Pas chatte, peut-être pluie de sang ; l’épieu trouant nos bustes, toutes deux crever (…)  » L’évocation de l’inceste mère-fille vient à la toute fin — alors l’enfant lui demande : « Quel crime t’enseigne à m’offrir ces lèvres »… L’auteure aura vécu un internement douloureux en psychiatrie, sa poésie, multicouronnée, est liée à ces expériences, mais les transcende.

De son côté, Ahmet Altan, accusé d’avoir comploté de manière subliminale contre le gouvernement turc, a écrit trois romans pendant ses cinq ans d’emprisonnement. Avec Les Dés, inspiré d’un fait réel, il évoque le monde intérieur d’un très jeune Tcherkesse de Turquie, qui, au début du XXe siècle, pour l’honneur de sa famille, se charge de venger la mort de son frère aîné (3). Ce meurtre lui fournit une profonde jouissance. Emprisonné, il découvre l’ivresse que procure le jeu de hasard, seule activité qui le sort de sa léthargie. Exfiltré de sa prison, sollicité pour assassiner le grand vizir, il s’en réjouit, et ne recouvre une certaine lucidité qu’au moment de son exécution. Quels sont les ressorts psychiques d’un tueur ? Qu’est-ce que le désir de mort ?

C’est au monde de la rue que la Franco- Libanaise Dima Abdallah nous introduit. Paris, dans les années 2010, en un grand monologue poignant (4). Le narrateur déraille discrètement depuis longtemps. Journaliste, il a fui un cauchemar d’au-delà de la Méditerranée et s’est cloîtré dans sa demeure ; quand il apprend le décès de son ancienne compagne, il en sort et jette ses clés. Il va vivre dans la rue. Sur le trottoir. Avec un chien devenu son compagnon de nuit. Il marche, il observe avec compassion, il a ses rituels et ses distantes amitiés. Mais de plus en plus assailli par ses souvenirs, il est insidieusement pris par la folie. Cette folie-là, Abdallah lui donne présence, avec un grand respect.

(1Sylvia Plath, La Cloche de détresse, Denoël, Paris, 2023, 320 pages, 19,90 euros. L’essentiel de son œuvre est rassemblé dans un volume publié chez Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2011.

(2Paloma Hermine Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, Sans escale, Saint-Denis, 2023, 71 pages, 15 euros.

(3Ahmet Altan, Les Dés, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, Arles, 2023, 203 pages, 21,80 euros.

(4Dima Abdallah, Bleu nuit, Sabine Wespieser, Paris, 2022, 232 pages, 20 euros.



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