• jeu. Sep 19th, 2024

Démolition du bon goût, par Evelyne Pieiller (Le Monde diplomatique, septembre 2024)

ByVeritatis

Sep 5, 2024


Tous deux furent de vivantes atteintes au bon goût. Des refuseurs des normes. Debout contre le Bien et le Beau du temps. Pas toujours sympathiques, mais libérateurs. Ce n’étaient pas de ces pros de la subversion, qui charmeront plus tard le cultivé. Non, Bloy et Verlaine n’y gagnèrent aucun des attributs de la réussite. En revanche, ils furent capables à la fois de déplaire magistralement et d’inventer un lyrisme moderne. L’époque se prêtait à ce qu’apparaissent ces discordants. Léon Bloy, né en 1846, et Paul Verlaine, né en 1844, sont adolescents sous le Second Empire, ses banques, ses boutiquiers, sa répression. En 1870-1871, c’est la guerre franco-prussienne, l’Empire tombe, la Commune invente un autre avenir, comme elle balayé par un présent agité, ouvert sous le signe du « rétablissement de l’ordre moral », pour citer le président de la jeune République Patrice de Mac-Mahon en 1873. Bloy, revenu sans excès quelque peu à la mode, et Verlaine, souvent sous-estimé, et toujours moins iconique quand même qu’Arthur Rimbaud mais au programme du bac de français 2024 avec Romances sans paroles, sont l’objet de rééditions qui, quoique très sommaires, permettent de mesurer combien ces deux hostiles à leur temps — aux parcours parfois croisés, Verlaine s’est converti, Bloy aussi, Verlaine a collaboré à la revue Le Chat noir, Bloy aussi — restent des nécessités.

C’est par une anthologie de ses lettres qu’on fréquente Verlaine (1), de 1858 à 1884. Il est en Lorraine, en Belgique, au Royaume-Uni, à Paris. Il se déplace beaucoup, parce qu’il a dû s’exiler après la Commune, parce qu’il vit une histoire orageuse avec Rimbaud  je t’aimais immensément »), parce qu’il sort de prison, parce qu’il change d’emploi, etc. Il écrit principalement à ses amis, dont Edmond Lepelletier, gérant du Tribun du peuple pendant la Commune, et à Rimbaud ; il joint des petits dessins, et surtout les poèmes sur lesquels il travaille, notamment ceux de Romances sans paroles, et son déterminant Art poétique. Mais ce qui est saisissant, c’est sa voix, sa présence, blagueuse et poignante, mélange d’ironie et de sérieux, la permanence du travail littéraire, le rythme en liberté d’une pensée qui n’a pas peur des crises  je commence à trouver trop connard de me tuer comme ça et préfère — car je suis si malheureux, là vraiment ! — m’engager dans les volontaires républicains espagnols »). Il est obscène, il est savant, il est familier, et les poèmes, qui osent caresser les clichés pour mieux les fêler, résonnent étonnamment avec les secousses de cette tonalité mêlée et secrète.

Dans son premier roman, Le Désespéré (1887), Bloy transpose sa vie, passablement surprenante, à contre-courant du raisonnable, et détaille ses passions et détestations (2). Il y commente, parfois obscurément, sa mystique, exprime, là avec grande clarté, sa haine fulgurante du bourgeois, son mépris radieux des gens de lettres et des journalistes, et on rit aux éclats. Il faut dire que son projet est d’être, pour reprendre un de ses titres, « un entrepreneur de démolitions », et il y parvient splendidement. Sa langue est coruscante, fantastique, biblique, parcourt tous les registres, il pulvérise les conventions nécessaires au succès, il est une force qui va. Ce qui ne l’empêche pas d’être odieux : il est ici d’un antisémitisme forcené, ce que contredit son Salut par les Juifs (1892), il vitupère contre la « racaille démocratique » au nom de la défense du « Pauvre », certes, mais quand même… Bref, on trouve ici, en roue libre « des ordures, des sanglots ou des prières ». Il enthousiasme, il exaspère. Mais sa grandeur épique, son refus des règles, son mixte de tragique et de burlesque même renvoient la tiédeur policée des œuvres convenables à son rôle d’agent de maintien de l’ordre. C’est considérable.



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