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Contre l’oubli de la terreur blanche, par Philippe Pataud Célérier (Le Monde diplomatique, septembre 2024)

ByVeritatis

Sep 8, 2024


Quand Kunlin Tsai voit le jour en 1930, l’archipel de Taïwan est occupé depuis trente-cinq ans par les Japonais. Il meurt à 93 ans. Sa longue vie est indissociable de l’histoire de son pays. Un manhua (ce terme désigne la bande dessinée dans le monde chinois) les conte. C’est une remarquable réussite (1). Ses vingt premières années sont croquées à coups d’esquisses très fines, d’une grande légèreté, envahies de grands blancs tournants comme ses yeux d’enfants cerclés par des verres trop forts. Kunlin est myope mais il voit le monde à travers sa passion, la lecture. Il parle le minnan, la langue maternelle des Taïwanais autochtones, mais aussi le japonais, alors la langue de scolarisation depuis un demi-siècle (les différentes langues utilisées par les protagonistes ont ici chacune une typographie spécifique). Admis en 1943 au collège à Taichung (deuxième ville de l’île de Taïwan), il est bientôt enrôlé, comme la plupart des jeunes Taïwanais, lors de la seconde guerre mondiale. Mais l’empereur capitule le 15 août 1945 avant même que l’île, pilonnée par l’aviation américaine, ne soit envahie.

Fin de l’occupation japonaise, l’archipel de Taïwan relève de la République de Chine, Kunlin retourne au lycée. Il a 16 ans. Le professeur est désormais chinois. Et les Taïwanais doivent apprendre le mandarin tout en accueillant des réfugiés chinois toujours plus nombreux (500 000 personnes pour la seule année de 1950) à mesure que la guerre civile fait rage sur le continent et que les forces nationalistes de Tchang Kaï-chek se replient face aux troupes communistes de Mao Zedong. Sur l’île, les ressources commencent à manquer et, de manifestations en révoltes, les mouvements antigouvernementaux se renforcent pour lutter contre le régime de Tchang. L’« incident 228 » (28 février 1947) marque la première répression d’ampleur (28 000 morts). C’est le début de la « terreur blanche » (la loi martiale entre en vigueur en 1949), ciblant de préférence les communistes et plus largement tout ce qui paraissait un peu « rouge », avec ses cohortes d’exécutions sommaires, d’emprisonnements arbitraires auxquels peu d’îliens échappent. Kunlin, pour avoir emprunté à la bibliothèque de son lycée L’Entraide, un facteur d’évolution, du théoricien anarchiste Pierre Kropotkine, est à son tour arrêté, torturé, incarcéré sur la funeste île Verte, au large de Taïwan. Le deuxième tome s’ouvre donc dans une noirceur d’encre avec la dureté des gravures sur bois pour illustrations.

C’est l’une des multiples originalités de ce manhua biographique. Chaque tome répond à une conception graphique propre à la période traversée par le héros. Les couleurs plus chamarrées des troisième et quatrième tomes font écho aux multiples facettes d’une vie professionnelle qui, après dix ans d’isolement et d’humiliation (il devra remercier le gouvernement « pour sa générosité à le laisser sortir de prison »), épouse la prodigieuse métamorphose de Taïwan, où la loi martiale est levée en 1987. Éditeur (magazines, encyclopédie), galeriste, promoteur d’une petite équipe autochtone de base-ball, publicitaire, Tsai se consacre à la justice et aux droits humains quand il rencontre l’universitaire Yu Pei-yun, grande spécialiste de littérature pour la jeunesse, lors d’une exposition présentant les lettres d’adieu des victimes de la persécution politique durant la « terreur blanche ». Tsai a alors 86 ans. Quatre années d’échange vont s’ensuivre. Quatre années de recherches très précises aussi sur ce passé peu enseigné, peu médiatisé. Tsai est mort en 2023, personnalité d’exception, qui avait su, pour citer la scénariste, « sublimer ce passé sombre et cruel ».

Chronologies, analyses de chercheurs, de journaliste (Yoann Goudin, Stéphane Corcuff…), notices explicatives complètent cet ensemble, qui donne à percevoir de façon sensible l’épaisseur du passé et les enjeux actuels.



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