• ven. Sep 20th, 2024

après le séisme, le chantier de la reconstruction ravage la montagne


Antakya, Bozlu, Yukariokçular (province de Hatay, Turquie), reportage

Le soleil est écrasant en cette fin d’été à Antakya (Antioche), chef-lieu de la province de Hatay, dans le sud profond de la Turquie. La chaleur en serait étouffante sans le fort vent méditerranéen qui balaye en permanence la région. Or, depuis plus d’un an, ce même vent propage une fine poussière de silice qui recouvre les oliviers qui font la fierté de Hatay. Et les conteneurs, mis à disposition pour reloger les sinistrés.

Dévastée par les tremblements de terre du 6 février 2023 qui ont fait plus de 55 000 morts en Turquie, la province fait maintenant face à une catastrophe écologique. Plus de 2 500 hectares de terrains agricoles, de pâturages et de forêts risquent d’être rasés. Le 3 août 2023, le préfet de Hatay a annulé l’obligation d’obtenir une étude d’impact environnemental favorable pour les carrières en citant le besoin de reconstruire Antakya.

L’argument n’est pas sans fondement : environ 80 % du centre-ville a été rasé. Depuis, près de 60 projets de carrières et de centrales à béton ont été lancés. Avant cette décision préfectorale, une vingtaine de permis au moins avaient été refusés pour cause d’études défavorables.

© Louise Allain / Reporterre

« Une trentaine de ces carrières et de centrales auraient suffi », estime Sabahat Aslan, représentante régionale de l’Union des associations environnementales de la méditerranée orientale (Daçe). Depuis ces sites, souvent proches des habitations, environ 25 000 tonnes de poussière de silice se répandront. Cette matière peut induire des cancers du poumon et des maladies auto-immunes. Selon un rapport du Daçe publié en mars 2024, le niveau de pollution de l’air à Hatay est déjà quatre fois au-dessus des normes établies par l’Organisation de santé mondiale (OMS).

« La vie humaine n’a pas plus de valeur qu’une cargaison de gravier »

« Les compagnies minières ont vu dans la reconstruction post-séisme une occasion pour faire du profit », affirme Mme Aslan. Outre leur prolifération, la plupart de ces exploitations dérogent aux normes établies par le ministère de l’Environnement. « Une carrière ou une centrale proche des lieux d’habitation, ça économise du carburant. Un système de filtrage pour une centrale à béton, ça coûte cher à faire tourner », explique Nilgün Karasu, présidente de l’Association de la protection environnementale d’Antakya. « La vie humaine n’a pas plus de valeur qu’une cargaison de gravier. »

Une carrière récemment ouverte près du village de Bozlu.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

Dans les montagnes de Yayladagi, dans le sud du Hatay et à quelques kilomètres de la frontière syrienne, une nouvelle carrière a été ouverte à coups de dynamite en février 2024. Dans le village de Bozlu, à un kilomètre de là, les explosions sont annoncées depuis le minaret de la mosquée locale, entre deux appels à la prière. Un « fardeau psychologique » pour les villageois qui portent encore le traumatisme du séisme, explique un habitant.

Il ne souhaite pas être nommé — après avoir participé à une manifestation, un voisin lui aurait fait comprendre qu’il risquait des représailles. « Nous avions coupé la route aux camions qui transportent le sable sans bâche à travers le village, en infraction aux réglementations et répandant de la poussière sur nos maisons. Le propriétaire est venu nous voir. Il nous a dit qu’on devra s’y habituer », raconte-t-il.

Des habitants du village de Bozlu ont manifesté contre les carrières et les centrales à béton. Sur l’une des pancartes on peut lire : « Bozlu est enseveli sous la poussière, on ne respire plus, fermez les carrières ».
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

En plus d’affecter la qualité des récoltes, la poussière comporte des particules fines. « Nous observons déjà un pic de cas d’allergies et de crises d’asthme, et nous nous attendons à une hausse des maladies pulmonaires dans les 15 prochaines années », indique Ali Kanatli, représentant de la chambre des médecins de Turquie à Hatay.

« C’est devenu invivable »

« C’est devenu invivable », affirme le villageois. « Si vous étiez venus avant qu’il ne pleuve, vous auriez vu comment la poussière recouvre tout », dit-il en montrant des photos de raisins comme teints en blanc, prises la semaine dernière dans les vignes de son voisin.

La poussière des carrières a recouvert les vignes de la région.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

À quelques kilomètres en amont, dans le village de Yukariokçular, six carrières ont été ouvertes depuis le séisme. « Nos aïeux ont planté ces oliviers il y a une centaine d’années », s’exclame Yakup avant de lancer un juron contre le préfet. « Dès que les restrictions environnementales ont été levées, ils se sont jetés sur nos terres — sur nos puits, nos lauriers, nos mûriers. La préfecture nous a offert de l’argent. Nous avons refusé, mais en vain. »

Son teint hâlé trahit les journées passées dans le champ. Il s’est arrêté sur son cyclomoteur pour discuter avec des laboureurs qui passaient par là. Une tâche blafarde s’étend sur la vallée derrière eux — des arbres ensevelis sous la poussière.

Les nouvelles exploitations ont transformé le paysage de la vallée, et la végétation proche est blanchie par les poussières.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

Pour une partie de la population, le coût écologique de la reconstruction est tel qu’il semble relever d’une politique de la part du gouvernement pour punir les habitants locaux. À Hatay, les districts d’Arsuz, Samandag et Defne, bastions de l’opposition, sont majoritairement peuplés par des alaouites.

Une punition politique ?

Cette communauté ethnoreligieuse arabophone, dont la confession ésotérique se démarque nettement du sunnisme dominant le reste de la Turquie, s’est traditionnellement rangée à gauche du spectre politique. Ces trois districts avaient voté à hauteur de 80 % pour l’opposition à la présidentielle de mai 2023.

Plusieurs de ces « villes-containers » ont été mises en place dans la région pour les sinistrés du séisme de 2023.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

Nilgün Karasu rejoint ce sentiment, évoquant l’expropriation des terres agricoles et la lenteur de l’aide attribuée aux sinistrés dans la région à la suite du séisme. « Ils s’en prennent aujourd’hui à nos moyens de subsistance : à nos oliviers, nos champs, nos pâturages. On a l’impression d’être chassés, qu’on cherche à nous remplacer », soupire-t-elle.

Pour d’autres, la volonté des compagnies minières de faire du profit est l’explication principale de la multiplication des carrières. Élégamment vêtu, la barbe soignée et le regard caché derrière des lunettes teintées, Erdem Boz est le muhtar, le chef élu du village alaouite d’Aknehir « Notre gravière, c’est une histoire d’argent », dit-il.

Selon le chef de village Erdem Boz, le lit de la rivière aurait baissé de 5 mètres à cause de l’activité de la gravière.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

À quelque pas de son fief, à la confluence de l’Oronte et du Karaçay, une gravière a repris son activité après avoir été fermée à la suite d’une étude d’impact environnemental défavorable en 2016. « Le propriétaire se sent intouchable désormais », explique M. Boz. « Il récolte le gravier directement du lit du Karaçay. Le niveau de la rivière, et donc des puits d’irrigation de nos agriculteurs, s’est réduit de cinq mètres depuis qu’il a repris son activité. Cela aura un effet désastreux sur nos récoltes. »

« Si ça continue, on va devoir quitter le village »

M. Boz est accompagné par Hüseyin, qui le conduit en monospace jusqu’à la gravière. Des rubans verts en guise de talisman sont attachés aux rétroviseurs. Hüseyin explique avec un léger accent arabe leur signification pour les alaouites, avec le vacarme des pelleteuses et des convoyeurs en fond sonore.

À quelques mètres des tas de graviers, des villageois se sont réunis pour organiser une manifestation. « Nous n’en pouvons plus de cette poussière. Il faut arrêter la carrière avant qu’elle ne remonte la rivière, se plaint une manifestante au muhtar. Si ça continue, on va devoir quitter le village. »

Ces activistes environnementalistes ont manifesté devant une centrale à béton ouverte sans permis à Antakya.
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

Les plaintes et les manifestations des habitants ont réussi à faire fermer une centrale à béton depuis le 3 août 2023, et au moins une carrière avait temporairement cessé son activité au moment de ce reportage. Or la grande majorité d’entre elles, dont la gravière d’Aknehir et les carrières de Yayladagi, poursuivent leurs activités.

Au soir, des habitants de Bozlu rejoignent Nilgün Karasu à Antakya pour manifester contre une centrale à béton ouverte il y a une vingtaine de jours, sans permis, sur le terrain vague d’un immeuble démoli.

Nilgün Karasu : « Ils ne savent pas que nous nous battrons jusqu’au bout : nous ne lâcherons pas notre terre. »
© Rüzgar Mehmet Akgün / Reporterre

On entend à peine le discours de Mme Karasu derrière la cacophonie des camions qui défilent sans cesse. Les manifestants se réunissent ensuite dans un café à côté. Le serveur essuie une couche épaisse de poussière avant de servir le thé.

« Je comprends qu’on pense que le gouvernement veut nous déplacer. Quel autre sens donneriez-vous à tant de destruction ? demande Mme Karasu, le regard fatigué. Mais ils ne savent pas que nous nous battrons jusqu’au bout : nous ne lâcherons pas notre terre. »



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