• jeu. Sep 19th, 2024

Audi sacrifie les salariés de son usine de SUV électriques


Binche et Forest (Belgique), reportage

« Pour notre famille, c’est un séisme. » Dans le salon de leur maison à Binche (Belgique), une ancienne demeure de mineurs surplombée par un terril, Joseph et Alysson De Geyter accusent le coup. Lui, 61 ans, turbine depuis trente-cinq ans à l’usine Audi Brussels, aujourd’hui menacée de fermeture. Surnommé « Tchitcho » par ses collègues, il a toujours été « fier » de son boulot. Après avoir parcouru toute la chaîne de production, il transporte désormais les ouvriers entre les différentes unités du site. Souvent, il invitait famille et amis aux portes ouvertes de l’usine. Alysson, sa fille, s’en souvient. Dès la poussette, il lui a « transmis le virus ». Aujourd’hui, à 30 ans, elle est opératrice de production au montage et ne s’imaginait pas devoir partir de sitôt.

Cette matinée-là, sous une pluie battante, les De Geyter sont rentrés chez eux après avoir constaté une nouvelle fois que le travail ne reprendrait pas. En juillet, le constructeur allemand Volkswagen a brutalement annoncé l’arrêt anticipé, dès 2025, de la production du SUV électrique Q8 e-tron — un modèle trop cher qui ne trouve pas preneur. La fermeture annoncée d’Audi Brussels illustre les tensions qui secouent le secteur de la voiture électrique : les constructeurs européens ont des ventes moins importantes que prévu et la concurrence chinoise les déborde.

« On recevait moins de commandes, et dans la presse, on lisait que l’électrique s’effondrait », se souvient Joseph, aux côtés de sa fille Alysson, elle aussi employée d’Audi.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Les ouvriers, eux, se battent pour sauver leurs emplois. Mais à la fin du mois d’août, la direction a refroidi les espoirs en confirmant qu’aucun nouveau véhicule ne serait produit à Bruxelles. Pour l’heure, la direction a décidé de fermer le site — les salaires sont suspendus. « Autant dire que c’est fini », lâche Joseph, qui est du genre à appeler un chat un chat.

« Si l’usine ferme, tout s’effondre »

En attendant un hypothétique repreneur, des milliers de travailleurs (3 000 salariés et près d’un millier de sous-traitants), comme lui et sa fille, sont pris dans un tourbillon d’incertitudes.

Joseph ressent un sentiment de « grande trahison ». Sur son buffet, une collection de miniatures Audi trône soigneusement. « J’ai tout donné à cette usine. J’y ai passé plus de temps que chez moi. Et c’est grâce à elle que j’ai pu avancer dans la vie : acheter une maison, une voiture, partir en vacances avec mes enfants. » Pourtant, il avait bien « senti l’oignon », une expression à lui pour dire qu’il avait perçu des signes avant-coureurs : « On recevait moins de commandes, et dans la presse, on lisait que l’électrique s’effondrait. » Mais il ne s’attendait pas à un tel dénouement. Pas si vite. « En mars, ils ont déjà licencié des centaines d’intérimaires, dont mon fils… Je n’imaginais pas que notre tour viendrait, à Alysson et moi. »

« On se battra jusqu’au finish ! », dit Mohammed. « Tu fais 20 ans, 25 ans d’ancienneté, et après, tu sors les mains vides ? Ce n’est pas juste. »
© Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

« Une Audi à 150 000 euros : qui peut se la permettre ? »

Face à cette situation, Joseph se retrouve désœuvré, incapable de trouver la paix dans ces journées sans travail. L’avenir, il le voit « très sombre » pour les jeunes générations. Alysson, de son côté, tente de s’occuper l’esprit avec des romans policiers ou des sorties entre amies, mais le cœur n’y est pas. « J’avais des projets, je voulais faire construire une maison. Mais avec tout ça, le prêt bancaire m’est refusé. »

À cinquante kilomètres de là, le restaurant « Le Moulin », juste en face de l’usine, est devenu un point de ralliement des ouvriers en quête de réconfort. Ici, on peut manger des moules frites ou une côte à l’os dans un décor de crânes d’antilope, de masques africains et d’insectes épinglés. Les employés d’Audi viennent partager leurs inquiétudes autour d’un verre, discutent de tout, de rien, et surtout des lendemains indécis. Mario, le propriétaire, ne cesse d’aller et venir entre deux livraisons.

Audi Brussels a reçu 157,7 millions d’euros d’aides publiques depuis 2018, selon la Fédération générale du travail de Belgique.
© Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Ses sourcils froncés reflètent son anxiété. « Si l’usine ferme, tout s’effondre. On se connaît tous ici, c’est comme un village de campagne », dit-il, polo Hugo Boss rentré dans son jean, en jetant un regard sur la salle.

Sur la terrasse, Jonathan, un ouvrier à la carrure imposante, sirote une mousse de Jupiler avec deux collègues. Sa casquette beige est noircie, usée par le temps. « Cet été ? Autant dire qu’il n’a été d’aucun repos », lance, amer, ce père d’un petit garçon. Cela fait quinze ans qu’il travaille à l’usine, et comme beaucoup, il est sous le choc.

Le 6 septembre, les travailleurs sous-traitants ont manifesté devant les grilles de l’usine Audi Brussels. Des cadres du groupe les observaient depuis les fenêtres.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Selon lui, la direction a pris les mauvaises décisions. « Ils auraient dû envisager l’hybride, ou un modèle plus petit et abordable, au lieu de miser tout sur une grosse électrique à 150 000 euros. Qui peut vraiment se permettre un tel luxe ? Je préfère m’acheter une maison. » Il vient justement de déménager avec sa femme à La Louvière. « Ça fait à peine trois mois, et tout est déjà remis en question. »

Il sourit en évoquant son 40e anniversaire qui approche. « On fera une fête… et peut-être une petite crise de la quarantaine. J’espère, en tout cas, que ce sera toujours avec un emploi en poche. »

La restructuration d’Audi Brussels menace aussi les sous-traitants

Une grappe de tentes colorées s’est formée le long des grilles de l’usine, ajoutant des touches vives au paysage grisâtre de la zone industrielle. En arrière-plan, un panneau arbore en anglais le slogan : « Bienvenue dans l’usine du futur. » Une ironie amère dans ce décor de déclin.

Depuis deux semaines, ces tentes accueillent des hommes et des femmes épuisés, leurs cernes creusés comme des cratères, déterminés à ne pas disparaître de cette histoire : les travailleurs sous-traitants. La restructuration d’Audi Brussels ne menace pas seulement les 3 000 emplois directs, mais aussi près d’un millier de sous-traitants qui, eux, se retrouvent soudainement à la porte. Ils sont presque enracinés dans leurs chaises de camping.

Joaquin Malpica, 59 ans, a fui des dictatures au Pérou et au Venezuela. Il fait partie des sous-traitants au chômage qui ont installé un campement, il y a une quinzaine de jours, devant l’usine.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Qu’importe la pluie, ils ont traversé bien pire. Certains soufflent sur une tasse de café tiède, et tous accueillent les nouveaux venus avec une franche poignée de main.

Ces travailleurs ont assuré le déchargement des camions, la préparation et la distribution des pièces, ainsi que la livraison des véhicules. Des tâches ingrates, pour un salaire souvent 30 % inférieur à celui des ouvriers d’Audi. Ils veulent que leur voix résonne au-delà des murs de l’usine, que l’on se souvienne d’eux non comme de simples victimes d’une restructuration économique, mais comme des travailleurs qui ont contribué, année après année, à faire d’Audi ce qu’elle est aujourd’hui.

Trop vieux pour un nouveau travail

Il y a Mohammed Khezzani, contrôleur à l’usine depuis plus de vingt ans, qui ne peut accepter que lui et ses camarades sous-traitants, au chômage économique, partent sans toucher les mêmes indemnités que les salariés d’Audi. « On se battra jusqu’au finish ! », prévient-il d’une voix douce mais déterminée. « Tu fais 20 ans, 25 ans d’ancienneté, et après, tu sors les mains vides ? Ce n’est pas juste. » Ses filles l’ont vu sur TikTok. Ça l’amuse.

Il y a Nathalie, avec son sweat à capuche Harley Quinn, qui met dix minutes chaque matin à se lever. À 52 ans, elle se réveille tous les jours en morceaux, ses vertèbres refusant de coopérer. La faute, selon elle, aux tonnes de tapis de sol qu’elle a soulevé quotidiennement pendant des années. Son partenaire, un mordu de One Piece rencontré au turbin, va aussi perdre son boulot. Ils étaient déjà devenus « experts en regroupement de crédits ». Ils n’ont aucune idée de comment ils vont s’en tirer.

Cariste et préparateur de commandes depuis 2010, Boris doute de pouvoir acheter sa maison cette année.
© Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Il y a Jean-Pierre qui, à quelques mois de ses 60 ans, se trouve entre deux âges : trop vieux pour un nouveau travail, mais trop jeune pour obtenir sa prépension (sa retraite anticipée). Il va manquer le baptême de son petit-fils pour continuer à tenir le front avec ses collègues. Il se console en pensant à son projet de randonnée jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, avec son ami Joaquin.

Il y a, justement, Joaquin Malpica un homme de 59 ans qui a fui des dictatures au Pérou et au Venezuela. Il porte la chaleur humaine comme une sorte de brasero invisible qui réchauffe ceux qui l’entourent. Il veille sur ses collègues comme on veille sur sa famille, apportant un sourire, un café, un mot gentil pour adoucir leurs journées.

Guillaume et Nathalie, en couple, se sont rencontrés à l’usine. Comme Valérie, à droite, ils sont sous-traitants.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Il y a Aziz, cariste de 47 ans, qui paraît terrassé par le désespoir. « On ne représente rien pour eux. On est juste des pions. » Face à ses patrons, il aimerait crier : « Bon, business is business, mais faites-le de manière humaine ! Payez les gens comme ils le méritent. Ils ont travaillé dur et se sont sacrifiés pour vous. Lâchez le fric ! » Il a du mal à se concentrer sur nos questions, s’excusant avec une main dans ses cheveux grisonnants.

Il y a Boris, 43 ans, en ensemble Adidas des baskets à la casquette, qui rit aux éclats lorsqu’on lui demande s’il a déjà conduit une Audi qu’il a lui-même fabriquée. « C’est pas pour nous ce genre de choses. On peut s’acheter une roue, tout au plus. » Il aurait préféré produire un véhicule accessible à tous. Cariste et préparateur de commandes depuis 2010, il doute de pouvoir acheter sa maison cette année, comme prévu avec sa compagne.

« On ne représente rien pour eux. On est juste des pions », résume Aziz, à gauche.
© Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre

Des années de travail acharné

Il y a, enfin, Valérie, qui se tient là, assise, le regard perdu dans l’horizon bouché par l’usine. Ce n’est plus le lieu vibrant qu’elle a connu. À 43 ans, après quinze ans de loyaux services, elle voit son avenir s’effriter sous ses pieds.

D’une voix entrecoupée de rires nerveux, elle parle de ses enfants, « qui n’ont eu leur maman qu’une semaine sur deux », murmure-t-elle. Son aînée, Chelsea, a 23 ans, et confirme d’un hochement de tête. Ses jumeaux ont 17 ans, et son plus jeune n’a que 5 ans. « Quand ils rentraient de l’école, j’étais soit déjà partie travailler, soit sur le point de dormir. Notre vie familiale en a pris un coup. »

« Si l’usine ferme, je ne sais pas comment je vais faire. Il y a encore toutes ces études à payer », dit Valérie, à côté de sa fille Chelsea.
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Elle se souvient des années de travail acharné. «  Quand j’ai commencé ici, il faisait un froid de canard en bas, près des camions. L’été, c’était pareil, sauf qu’on étouffait de chaleur. Mais on tenait, on n’avait pas le choix. Quand ils ont enfin installé des ventilateurs, c’était pour protéger les batteries des voitures, pas pour nous. On était comme des animaux. On faisait avec.  » Mais au moins, à la fin du mois, il y avait toujours des cornflakes dans le bol des minots.

Jonathan, ouvrier depuis 15 ans à l’usine, vient de déménager avec sa compagne et leur petit garçon. « Ça fait à peine trois mois, et tout est déjà remis en question. »
© Jeanne Fourneau / Reporterre

Aujourd’hui, son plus grand souci est l’avenir qui s’est embrumé. « Si l’usine ferme, je ne sais pas comment je vais faire. Il y a encore toutes ces études à payer. » Son compagnon est décédé il y a quatre ans, la laissant seule à gérer la maison et les enfants. « J’ai continué parce que je n’avais pas le choix. » Malgré tout, Valérie refuse de se laisser abattre. Son cuir est épais, comme elle dit. Les tempêtes, elle les a affrontées, et celle-ci ne fera pas exception. Mais parfois, l’espoir semble lui échapper, filant comme du sable entre ses doigts.

« On nous a oubliés. On est des sous-traitants, on a travaillé dur pour Audi, mais aujourd’hui, on n’existe plus. Si je reste là pendant que mon fils dort, c’est pour sauver ce qui peut l’être. » Elle envisage de quitter le secteur automobile une fois cette épreuve passée. « C’est fini. Je ne veux plus travailler dans ce domaine. J’ai ma dose. »



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