• ven. Sep 20th, 2024

vers une autoroute à marchandises


En traversant le pont, le contraste est saisissant. D’un côté, l’Oise sillonne au milieu d’une végétation luxuriante, et on admire des martins-pêcheurs épier de potentielles proies. De l’autre, un cours d’eau rectiligne aux contours nets et nus atteste du passage récent des pelleteuses. Entre Thourotte et Montmacq (Oise), à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Compiègne, les travaux sur le premier tronçon du futur canal Seine Nord Europe ont bien débuté.

« Ce nouveau canal est provisoire, explique Antoine du collectif Mégacanal non merci !. Il permet de détourner le cours de l’Oise le temps des travaux. » À peine visible depuis le pont, une péniche Freycinet (38,5 mètres de long et 5 de large) avance au loin sur le canal du Nord. « L’idée ici est d’élargir le canal du Nord afin qu’il puisse faire passer des barges de 185 m de long pour 11,4 de large », précise Antoine. L’emprise au sol équivaudra au passage de quatre autoroutes côte à côte. L’Oise, elle, disparaîtra purement et simplement sur 10 kilomètres.

Le canal Seine-Nord Europe devrait rayer le nord de la France sur 107 kilomètres pour connecter deux bassins versants (Seine et Escaut).
© Mathieu Génon / Reporterre

Cette zone n’est pas la seule à être menacée. « Il y a une concordance des agendas français et européens pour réindustrialiser “l’axe Seine” », explique Juliette Duszynski, cheffe du service Développement de la voie d’eau chez Voies navigables de France (VNF), qui gère le réseau fluvial français. C’est toute une autoroute fluviale, apte à favoriser le transport de marchandises, qui est en projet. Elle devrait s’accompagner de destructions massives des écosystèmes et risque de laisser de côté les plus petits acteurs, au profit d’un commerce toujours plus mondialisé.

Une avalanche de projets sont ainsi ressortis des cartons. Citons, pêle-mêle, le canal Seine-Nord Europe qui devrait rayer le nord de la France sur 107 kilomètres pour connecter deux bassins versants (Seine et Escaut), celui-ci sera prolongé par le projet Mageo sur plus de 40 km entre Compiègne et Creil afin d’élargir et d’approfondir le cours de l’Oise tout en escamotant toute circonvolution, île ou frayère à poissons. Un second canal adapté aux grands gabarits sera creusé entre Bray-sur-Seine et Nogent-sur-Seine en pleine zone humide ou encore une « chatière » sur le port du Havre pour laisser entrer plus facilement les grandes barges sur l’estuaire de la Seine.

Sur le tracé du canal Seine Nord Europe vivent 82 espèces menacées. Leurs lieux de reproduction et d’habitat seront détruits.
© Mathieu Génon / Reporterre

Sans oublier les nouvelles infrastructures fluviales en projet, comme le port Seine-Métropole Ouest, sur les communes d’Achères/Andrésy/Conflans Sainte-Honorine, les plateformes de Bruyères-sur-Oise ou de Limay, ou encore le futur port industriel XXL de Vigneux-sur-Seine…

L’industrialisation de la Seine s’accélère

L’accélération de l’industrialisation de la Seine se dessine depuis quelques années. Initié dans les années 2010 par Nicolas Sarkozy, un schéma stratégique de développement de la vallée de la Seine a été acté en 2021. La même année, les ports du Havre, de Rouen et de Paris ont fusionné et ont bénéficié du doublement de leur budget.

Objectif : développer les activités économiques sur la Seine, et notamment le fret fluvial, un mode de transport bas carbone et peu bruyant. En cinq ans, VNF a aussi vu ses moyens grimper de 170 à 330 millions d’euros. Une société ad hoc, présidée par Xavier Bertrand, a été créée afin de superviser la construction du canal Seine Nord Europe, alors que des enveloppes conséquentes étaient débloquées au niveau européen.

Un canal provisoire est en cours de construction entre Thourotte et Montmacq (Oise) afin de détourner le cours de l’Oise, le temps des travaux du futur canal Seine Nord Europe.
© Mathieu Génon / Reporterre

Face à cette conjoncture favorable au fret fluvial, les acteurs du secteur s’inquiètent toutefois que les grands projets monopolisent tous les budgets — sachant que le pays dispose de 6 700 km de voies navigables (dont 2 400 adaptés au grand gabarit et 4 300 au petit gabarit) à entretenir.

La vraie question est de savoir si l’on veut pousser les échanges mondiaux ou si l’on veut relocaliser la production. Car si le développement du fret fluvial présente un intérêt certain pour améliorer le bilan carbone des échanges commerciaux, ces deux modèles requièrent des aménagements bien différents : le premier — qui offre une voie d’échange au commerce mondial — nécessite des bateaux transportant des volumes toujours plus gros sur un réseau large et profond. Le second à l’inverse — qui mise sur le fluvial pour alimenter un bassin versant en produits locaux — requiert des péniches plus petites et maniables sur un réseau plus dense. Pour la plupart des experts, les deux modèles doivent coexister.

L’accumulation d’espèces végétales permet de « limiter l’érosion des berges, ralentir l’écoulement de l’eau limitant les crues et offrir des zones d’habitats pour les poissons, les oiseaux et les mammifères », peut-on lire sur une pancarte aux abords de l’Oise vouée à disparaître.
© Mathieu Génon / Reporterre

Des aménagements destructeurs pour les animaux

Mais le réseau actuel pourrait déjà être optimisé, avant que des aménagements majeurs ne détruisent à jamais des écosystèmes entiers. « Sur le réseau existant, le fret pourrait être multiplié par quatre », confirme ainsi Juliette Duszynski. « Sans travaux ! », appuie le président de la fédération Agir pour le fluvial Jean-Marc Samuel.

La marge est donc substantielle avant que de nouveaux aménagements ne soient nécessaires. VNF table « seulement » sur une augmentation du fret de 50 % en dix ans. Inutile donc de reboucher les méandres de l’Oise sur 10 km. Inutile de détruire les lieux de reproduction et d’habitat de plus d’une centaine d’espèces menacées (chouette hulotte, brochet, hérisson…) sur le tracé du canal Seine Nord Europe. Inutile encore de sacrifier la plus grande zone humide francilienne entre Nogent et Bray afin de faire passer des barges toujours plus grandes.

« L’idée est de massifier et d’industrialiser »

En réalité, plusieurs secteurs poussent aux travaux. D’abord, les céréaliers et les professionnels du BTP dont les marchandises pèsent actuellement pour les trois quarts des produits transportés par le fleuve. Si le volume de céréales ne devrait guère progresser, le canal Seine Nord Europe pourrait offrir aux agriculteurs du nord de la France une route d’exportation à bas prix vers les pays du Maghreb ou la Chine. Au sud de Paris, c’est la mise à grand gabarit du secteur Nogent-Bray qui « va contribuer à la logistique céréalière » de la plaine de la Beauce, confirme aussi Juliette Duszynski. « L’idée est de massifier et d’industrialiser, afin de rendre cet itinéraire plus attrayant pour l’export », justifie-t-elle. En résumé : tirer les tarifs vers le bas pour gagner en compétitivité.

Le fret fluvial pourrait soutenir un modèle plus durable en alimentant en produits locaux l’ensemble d’un bassin versant. Ce n’est pas le choix qui a été fait.
© Mathieu Génon / Reporterre

Même stratégie pour les géants du BTP, tel Lafarge Unibéton, qui pourront compter sur une nouvelle plateforme logistique à la confluence de l’Oise et de la Seine pour optimiser les travaux du Grand Paris.

La Seine : futur boulevard à conteneurs ?

Un autre secteur a de solides arguments pour pousser à la construction de nouvelles infrastructures. Celui du transport maritime de conteneurs, ces grandes caisses chargées de produits manufacturés destinées aux étals de nos supermarchés. En 2023, quelque 3 millions de conteneurs, venus du monde entier, ont ainsi été débarqués au Havre. À l’échelle mondiale, seuls quelques armateurs se partagent ce juteux marché. Profitant de leur position stratégique, ces multinationales imposent l’adaptation des infrastructures portuaires à leurs bateaux toujours plus volumineux. Elles poussent même désormais à l’aménagement de l’estuaire de la Seine afin que ces bateaux puissent pénétrer sur le fleuve pour acheminer leurs marchandises au plus près du consommateur. Vœu exaucé puisque la « chatière » du port du Havre — dont les travaux ont débuté en début d’année — doit ouvrir un accès simplifié à ces bateaux.

Le cours de l’Oise sera déplacé le temps de la construction du canal Seine Nord Europe.
© Mathieu Génon / Reporterre

Le premier armateur maritime mondial MSC a d’ailleurs posé ses premiers jalons sur l’Oise, prévoyant « d’augmenter son trafic de conteneurs », dit Juliette Duszynski. Problème, ce nouvel accès, protégé par une digue de près de 2 km de long, risque de « détruire des écosystèmes marins entiers, indispensables à la survie des poissons », dénonce un collectif d’associations écologiques. « D’autres solutions étaient possibles pour augmenter le trafic fluvial, elles n’ont absolument pas été envisagées », dénonce encore le collectif qui a saisi le Conseil d’État.

Relocaliser la production

Face à l’effondrement de la biodiversité et au changement climatique, le fret fluvial pourrait pourtant soutenir un modèle plus durable en alimentant en produits locaux l’ensemble d’un bassin versant. Cet approvisionnement de proximité a d’ailleurs « connu une envolée en 2023, progressant de 40 % par rapport à l’année précédente » dans différentes agglomérations françaises, annonçait VNF en début d’année. Ces nouveaux modèles sont aujourd’hui tirés par des géants, comme Ikea qui livre ses clients via la Seine ou encore Franprix qui s’approvisionne via le fleuve. De plus petits établissements pourraient s’en emparer et offrir aux artisans bateliers de nouveaux marchés, en région parisienne et ailleurs.

Dans l’ancien fief bâtelier Longueil-Annel, le devenir du canal du Nord reste incertain. Sera-t-il rebouché ou laissé à l’abandon (au risque que l’eau ne croupisse, faute d’écoulement) ?
© Mathieu Génon / Reporterre

Pour cela, il faudrait que les 6 700 km du réseau soient correctement entretenus, afin que même les péniches les plus petites restent rentables, insiste Jean-Marc Samuel. À Longueil-Annel, du haut de l’écluse de Janville bientôt à sec, Antoine se désespère : « C’est un choix d’échelle logistique qui est fait. Au final, c’est toute cette vallée qui sera sacrifiée par le canal. »

LE CANAL SEINE NORD EUROPE

Les dernières portions du projet ont obtenu en août les autorisations environnementales des préfets du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l’Oise pour construire et exploiter le canal Seine Nord Europe. Il n’y a plus aucun frein administratif pour lancer les imposants aménagements prévus. Outre le canal et ses abords qui à eux seuls nécessitent une emprise au sol de la largeur de quatre autoroutes, le projet prévoit la construction de 6 nouvelles écluses, 61 ponts routiers et ferroviaires, 3 ponts-canaux (dont l’un dépassera le kilomètre, le plus long du monde) ou encore 4 ports intérieurs.

Sur les 107 km du tracé, il traversera 514 communes, de nombreuses zones Natura 2000 et les sites de reproduction et d’habitats de plus d’une centaine d’espèces protégées ! Le budget atteint 5 à 7 milliards d’euros, selon les sources. Il avalera 2 500 hectares de terres agricoles et produira quelque 78 millions de mètres cubes de terre.



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