• jeu. Sep 19th, 2024

« Le peuple kanak est en état d’urgence colonial et climatique »


Isabelle Leblic, anthropologue émérite au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), est autrice de Vivre de la mer, vivre avec la terre…en pays kanak (Société des océanistes, 2008). Elle dresse un bilan de la situation à la croisée des enjeux décoloniaux et écologiques.


Reporterre — Quatre mois après l’embrasement de l’île, la question kanak semble complètement invisibilisée en métropole. Comment l’expliquer  

Isabelle Leblic — Les projecteurs se sont braqués sur ce territoire uniquement pendant les émeutes, au début de l’été. Une fois la révolte réprimée, avec l’arrivée massive de militaires et le GIGN, la population, les dirigeants et les journalistes ont une fois de plus détourné le regard. La dissolution de l’Assemblée nationale, l’actualité politique et les Jeux olympiques n’ont pas aidé. Mais le problème est plus profond. Depuis longtemps, les gens se désintéressent de la question calédonienne. Déjà lors des « Événements » dans les années 1980, lorsque les Kanak s’étaient révoltés pour réclamer l’indépendance, la situation était regardée avec énormément de distance, excepté lorsqu’il y avait des morts, notamment Blancs.

« Il y a un refoulé colonial »

Au fond, il y a un refoulé colonial, une négation des droits des peuples autochtones. On ne veut pas croire que la France a toujours des colonies. Il faut que le pays s’embrase et que la guerre civile s’esquisse à l’horizon pour qu’on daigne s’y intéresser. C’est affligeant.

Quelle est l’origine de la révolte ?

Rappelons en préambule que l’archipel de Kanaky-Nouvelle-Calédonie a été colonisé en 1853 par la France. Elle est inscrite sur la liste des territoires à décoloniser établie par l’ONU. C’est un « territoire non autonome », selon l’article 73 de la Charte des Nations unies. Son peuple dispose du droit à l’autodétermination et à l’indépendance, des droits qui lui ont toujours été niés. Mais ce sont surtout deux événements récents qui ont mis le feu aux poudres.

Lesquels ?

La première cause, c’est le troisième référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Le président Macron l’a avancé à décembre 2021, en pleine période de Covid et de deuil kanak, alors que le Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, avait promis que le référendum n’aurait pas lieu avant août 2022. Les indépendantistes n’ont pas participé à ce scrutin, ce qui n’a pas empêché les loyalistes de clamer victoire. Rappelons que lors du second référendum en 2020, les indépendantistes avaient failli l’emporter, il leur manquait seulement 9 000 voix ! La décolonisation de la Kanaky s’est jouée à un fil.

L’attitude du gouvernement a ensuite était très péremptoire. Emmanuel Macron a déclaré que « la France était plus belle avec la Nouvelle-Calédonie ». Avec les loyalistes, ils ont estimé que la question de l’indépendance était pliée. Ils ont rompu le dialogue. Le gouvernement n’a pas donné le temps nécessaire aux discussions en Calédonie pour trouver une sortie de l’accord de Nouméa qui convienne à tout le monde. L’exécutif français a systématiquement mis une épée de Damoclès au-dessus de la tête des indépendantistes, en donnant des dates butoirs très courtes.

Des gendarmes français gardent l’entrée d’un quartier de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 14 mai 2024, au milieu de manifestations contre un projet de loi visant à élargir le corps électoral pour les prochaines élections.
© Theo Rouby / AFP

Le dégel du corps électoral — une réforme pour permettre aux métropolitains, arrivés récemment, de voter — en est une illustration. Cette réforme allait minoriser encore davantage les Kanak sur leur propre terre et a conduit à une énorme mobilisation pacifique non entendue puis à la révolte. Car avant les émeutes, les autres formes de mobilisations et d’avertissements n’avaient pas été entendus. En avril dernier, les indépendantistes étaient quand même plus de 60 000 à défiler sans heurts dans les rues de Nouméa. Les dirigeants en France les ont magistralement ignorés.

Quelle est la situation sur place à l’heure actuelle  

Rien n’est réglé. La colère est toujours importante. Un couvre-feu s’applique sur l’île de 22 heures à 5 h du matin et interdit à la population de circuler. Des tribus, comme celle de Saint-Louis, dans la périphérie de Nouméa, sont encerclées par les forces de l’ordre. La militarisation du territoire continue. Des blocages filtrants existent aussi dans les autres régions de la Grande Terre avec différents points d’occupation pacifique par les indépendantistes. Un jeune militant a été tué par les forces de l’ordre début septembre.

En parallèle, le tissu économique est très dégradé, les services de transport ne fonctionnent plus. Le taux chômage est considérable. Avec toujours de très fortes inégalités. Les difficultés économiques frappent principalement les Kanak : 20 % d’entre eux sont au chômage, contre 12 % en moyenne sur l’archipel, et moins de 5 % d’entre eux sont des cadres, soit trois fois moins que les non-Kanak.

En réaction aux émeutes, la province sud tenue par les loyalistes, donc les non-indépendantistes, veut aussi réduire les aides sociales. Ils arrêtent de financer des dispensaires en brousse, veulent supprimer l’aide médicale gratuite pour les personnes en difficulté. Au fond, ils tentent d’asphyxier les Kanak et de tronquer les aides sociales qui touchent les plus démunis et les plus nécessiteux. On observe une radicalisation de la posture des loyalistes. Sonia Backès, la présidente de la province sud, fait tout pour marginaliser les Kanak qui vivent dans le nord ou dans les îles. Elle plaide pour une séparation des provinces et des peuples.

Lire aussi : Nouvelle-Calédonie : « Il y a clairement une radicalisation de l’État français »

« Au même titre que l’huile et l’eau ne se mélangent pas, je constate à regret que le monde kanak et le monde occidental ont, malgré plus de 170 années de vie commune, des antagonismes encore indépassables », a-t-elle déclaré. Avant d’appeler à se « séparer pour mieux vivre ».

Comment réagissez-vous au fait que des indépendantistes du CCAT soient enfermés en France métropolitaine à 17 000 km de chez eux ?

C’est symptomatique d’une justice coloniale. Les membres du CCAT [la « cellule de coordination des actions de terrain », créée fin 2023] se considèrent d’ailleurs comme des prisonniers politiques, déportés de chez eux. C’est assez récurrent dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. En 1988, après le drame de la grotte d’Ouvéa [une prise d’otages ayant entraîné la mort de 19 militants indépendantistes et 2 militaires], plusieurs Kanak avaient été envoyés en prison en France, mais ils n’étaient pas comme aujourd’hui dispersés et isolés. Ils avaient pu être réunis en petits groupes, et étaient restés soudés, organisés.

Aujourd’hui, les autorités tentent de les mettre à l’écart de tout. Le gouvernement d’Emmanuel Macron est clairement pyromane. Avec ce type de comportement et le choix de criminaliser les opposants politiques, il attise la crise.

En parallèle, on apprenait que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie déclarait « l’état d’urgence climatique », le peuple kanak semble pris entre deux feux, la question coloniale et environnementale…

Oui, l’urgence que traverse le peuple kanak est autant climatique que sociale ou coloniale. Selon le Giec, les îles du Pacifique sont en première ligne face au réchauffement. Le Vanuatu et la Nouvelle-Zélande ont, eux aussi, déclaré l’urgence climatique. La Calédonie est frappée par de fortes pluies et par l’asséchement des terres dans certaines zones. L’érosion de la côte est aussi importante et bouleverse la physionomie du littoral.

En quoi la cause indépendantiste peut être reliée à la cause écologiste ?

Dans le combat pour l’indépendance, la question environnementale passe, pour l’instant, au second plan. Les indépendantistes estiment que l’indépendance permettra la maîtrise des dossiers et permettra au peuple kanak de choisir son destin. De nombreux responsables indépendantistes sont conscients de l’enjeu climatique mais ils n’en parlent pas tant dans leurs discours officiels. Le fait que le gouvernement local, majoritairement indépendantiste, prenne la décision de déclarer l’état d’urgence climatique marque sûrement un tournant.

Les indépendantistes sont surtout mobilisés sur la question des inégalités, tant sociales qu’environnementales. Il y a une consommation ostentatoire en Calédonie, une multitude de yachts et de voitures de luxe, une population aisée, majoritairement blanche, qui utilisent l’avion très souvent. La vie en tribu, elle, n’émet pas de CO2 ou si peu. Le mode de vie traditionnel kanak est très sobre d’un point de vue écologique. Plusieurs indépendantistes prônent aussi l’autosuffisance alimentaire et l’agroécologie. C’est le cas, notamment, de Guillaume Vama qui est aujourd’hui enfermé dans une prison à Bourges suite aux émeutes du mois de mai.

« Le mode de vie traditionnel kanak est très sobre écologiquement »

Cette période de crise est l’occasion pour le peuple kanak de s’interroger sur le mode de développement qu’on lui a imposé, via la colonisation, et de revenir à des outils plus traditionnels, des traditions qui prennent soin de la terre et permettent de sortir du consumérisme. On avait déjà vu ce mouvement émerger dans les années 1980 quand les Kanak s’étaient mobilisés massivement pour l’indépendance. Ces réflexions étaient déjà à l’œuvre et continuent aujourd’hui.

Comment voyez-vous la suite ?

J’ai bien peur que l’on soit dans une situation de non-retour de part et d’autre. Les loyalistes sont plus racistes que jamais, les anti-Kanak plus sûrs de leur bon droit pour la Calédonie française. Je suis un peu violente, mais c’est ce qui se passe. De leur côté, les Kanak pourraient parfois paraître partagés dans les moyens à mettre en œuvre pour aller vers l’indépendance… Mais faisons leur confiance.

legende



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *