• ven. Sep 20th, 2024

« On est revenu au temps des colonies »


Le 19 septembre, à l’aube, deux habitants de la tribu kanak de Saint-Louis ont été abattus par balle, au cours d’une opération spéciale menée par le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) à quelques kilomètres de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Leur décès porte à treize le nombre de morts depuis le déclenchement des émeutes, en mai dernier, à la suite d’un projet de révision constitutionnelle bouleversant les modalités de suffrage sur l’archipel.

En apprenant le drame, plusieurs dizaines d’indépendantistes se sont réunis dans un face-à-face tendu avec les forces de l’État. « Pourquoi vous tuez nos enfants ? » a crié une habitante citée par l’AFP. « On n’est pas des terroristes », a ajouté une mère de famille.

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Pour Emmanuel Tjibaou, député kanak arrivé à l’Assemblée nationale le 7 juillet, l’exécutif démissionnaire est illégitime à poursuivre de telles opérations. Auprès de Reporterre, le fils de l’indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, assassiné en 1989, dénonce la politique coloniale du président de la République, Emmanuel Macron.

Reporterre — Le commandant de gendarmerie de Nouvelle-Calédonie a justifié les opérations spéciales « par l’insécurité qui règne sur la traversée de Saint-Louis ». De son côté, les indépendantistes kanak dénoncent des « méthodes barbares et humiliantes utilisées par les forces de l’ordre ». Où en est la crise aujourd’hui ?

Emmanuel Tjibaou — L’apaisement ne tient qu’à un fil. La mort de ces deux hommes a entraîné une nouvelle montée des tensions dans les quartiers, notamment autour de Nouméa. Le calme semblait plus ou moins s’installer sur l’ensemble du pays depuis plusieurs semaines mais, une fois encore, l’État a choisi la répression plutôt que la discussion.

À Saint-Louis, un blocus a commencé le 20 juillet. Depuis, les habitants sont privés de réseau électrique et téléphonique, d’accès aux soins et n’ont pas le droit d’entrer chez eux avec un véhicule. Tous doivent marcher plusieurs kilomètres à pied et subissent des fouilles corporelles et des contrôles d’identité à chaque checkpoint. Même les mamans, les enfants partant à l’école, les personnes dialysées. À certains égards, ces checkpoint me rappellent ceux de Gaza. Les vieux de la tribu disent avoir le sentiment d’être revenus au temps de l’indigénat.

À vos yeux, le gouvernement est-il légitime à mener de telles opérations militaires, alors même qu’il est démissionnaire ?

La sécurité des biens et des personnes relève de l’État. Je ne peux pas parler en son nom. Ce que j’observe, c’est qu’il y a une véritable défaillance. Près de 7 000 gendarmes sont chez nous. La seule réponse dont l’État est capable est l’emploi de la force. Même en l’absence de gouvernement, l’Élysée pourrait apporter sa solidarité comme il sait la communiquer à l’Ukraine. Mais non, pas un mot. Nous parlons là d’un territoire de France, de citoyens français. Notre archipel crame, il y a treize morts… mais Emmanuel Macron est aux abonnés absents.

« Si cette injustice perdure,
notre révolte sera légitime »

Le peu d’échanges que nous avons pu avoir avec Marie Guévenoux, la ministre des Outre-mer, sont vraiment limites. Elle se posait la question de savoir comment investir de nouveau dans un territoire ne voulant plus de l’État français [la France exploite notamment le nickel, au cœur de la crise politique]. C’est littéralement ça, sa préoccupation, l’investissement ! Rendez-vous compte de la gravité de ces paroles : on est revenu au temps des colonies.

Fin août, les rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations unies (ONU) eux-mêmes ont accusé la France de « porter atteinte à l’intégrité de l’ensemble du processus de décolonisation ». Quel regard portez-vous sur la politique menée par le président ?

Il s’agit de néocolonialisme. Dans l’accord de Nouméa, signé en 1988 et actant le processus de décolonisation, il est clairement écrit que l’État accompagne la Nouvelle-Calédonie vers sa pleine émancipation. Ces lignes ont été signées par les indépendantistes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), les loyalistes et Lionel Jospin [alors Premier ministre], mandaté par l’Assemblée nationale. Pourtant, aujourd’hui, Emmanuel Macron semble s’assoir dessus.

Vous êtes justement le premier indépendantiste, depuis les années 1980, à siéger au Palais-Bourbon. Comment entendez-vous porter le sujet dans l’hémicycle ?

Ma stratégie est simple : je veux alerter mes compatriotes députés et les rappeler à leurs obligations quant à la poursuite de cet accord constitutionnalisé. Appeler chacun d’eux à s’engager dans la poursuite des discussions, pour accompagner l’archipel vers son émancipation.

« La France reste dans les mêmes logiques néocoloniales »

Pendant près de quarante ans, nous, les indépendantistes, avons été absents de cette grande instance. Nous nous sommes concentrés sur le combat, la lutte, à domicile. Seulement, aujourd’hui, force est de constater qu’il y a aussi des opportunités que l’on n’a pas su saisir jusque-là, à Matignon et au Palais-Bourbon. Ce réseau-là, nous souhaitons l’activer aujourd’hui. Il y a vraiment une nécessité d’être présent, de mieux communiquer.

Avant vous, votre grand-père a partagé ce même combat.

Je suis de Tiendanite, à 400 km de Nouméa. Lors de la Première Guerre mondiale, l’armée française a organisé une grande campagne de recrutement en Océanie. À l’époque, nous n’étions pas des citoyens français, mais seulement des sujets de la République sans droits politiques. Les militaires ont débarqué dans les tribus en imposant aux indigènes de s’engager pour défendre la mère patrie. Ce à quoi les anciens de chez moi ont rétorqué : ce n’est pas Guillaume II, l’ancien empereur de l’Allemagne, qui vole la terre des Kanak, mais bien vous, les Français.

« La France nous lamine »

Et voilà comment a commencé la première campagne de l’armée française. Non pas dans l’est de l’Hexagone, mais bien en Nouvelle-Calédonie. L’armée française a détruit nos villages et tué les habitants qui n’avaient, pour se défendre des mitrailleuses automatiques, que des arcs et des flèches. À ce moment-là, mon arrière-grand-mère a été abattue par balle alors qu’elle s’enfuyait. D’autres personnes de la tribu ont recueilli mon grand-père, l’ont caché et notre clan a réussi à survivre.

En 1917, mon grand-père avait 10 ans. En 1936, au moment de la suppression du Code de l’indigénat, mon père avait 10 ans. En 1986, au cœur des Événements [période marquée par une quasi-guerre civile], j’avais 10 ans. Et puis en 2016, lorsque l’enseignement des fondamentaux de la culture kanak a été voté, mon fils avait 10 ans. Le cheminement de mon peuple vers la libération est difficilement perceptible à l’échelle d’une seule vie. Il peut être difficile de cerner les répercussions d’une seule crise sur l’ensemble de l’histoire coloniale de notre pays. Pourtant, la détermination reste essentielle. Le combat se transmet de génération en génération.

Cela traduit-il aussi que la France ne parvient toujours pas à appréhender son héritage colonial ?

Bien sûr. Si l’on se retrouve aujourd’hui avec des morts sur le carreau à Saint-Louis, c’est bien que l’héritage de la colonisation n’est pas encore appréhendé par la France. Elle reste dans les mêmes logiques néocoloniales, elle réagit toujours de la même façon. Seule la discussion permettrait d’envisager d’autres perspectives, pas la répression. C’est là que le combat politique prend sa force. L’État doit sortir de ses ornières et assumer la décolonisation.

Cela ne concerne pas uniquement la Nouvelle-Calédonie. Il y a un véritable apartheid social dans les Outre-mer. Peut-être que La Réunion y échappe, mais ailleurs, il y a clairement une gestion partisane des intérêts de la France. Dès que des revendications sont formulées à l’endroit de nos peuples sur la question de la vie chère, du respect des identités, du combat pour l’indépendance, c’est toujours la même réponse. Que ce soit ici, en Martinique ou chez nos frères polynésiens, l’État français nous lamine. Nous sommes des objets de consommation, et nous devons subir l’exploitation de nos ressources sans rien dire. Seulement, nous avons la prétention de croire que nous avons aussi voix au chapitre. Si cette injustice perdure, notre révolte sera légitime.

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