• dim. Sep 22nd, 2024

Sur l’Île-d’Yeu, des squelettes de 3 600 ans menacés par la montée des eaux


Île-d’Yeu (Vendée), reportage

Ce matin, une agitation inhabituelle trouble les abords du sentier littoral, le long de la côte nord-est de L’Île-d’Yeu. Munie de brouettes, de seaux et de tamis, une équipe d’archéologues motivés prend le chemin de la pointe de Gilberge, seule excroissance rocheuse au milieu d’un massif dunaire recouvert de criste marine et de giroflée des dunes. Le site de fouille, interdit au public, suscite la curiosité des promeneurs qui tendent le cou dans l’espoir d’apercevoir quelque chose. « J’étais sûre qu’il y avait un trésor ici ! » jubile une petite dame qui emprunte ce sentier tous les jours depuis soixante-douze ans. « Au risque de vous décevoir, il ne s’agit pas d’un trésor, mais d’ossements humains datant de l’âge du bronze moyen, soit à peu près 1 600 ans avant Jésus-Christ », lui répond Chloé Martin, une archéologue du bureau d’études rennais Éveha, qui codirige les fouilles.

Au total, 6 squelettes ont été exhumés, dont 2 qui se trouvaient dans des coffres funéraires en pierre. « Ce sont les premiers individus de cette époque que l’on trouve dans la région », s’enthousiasme Sylvie Boulud-Gazo, enseignante chercheuse en archéologie à l’université de Nantes et également codirectrice des fouilles. Piercing à la narine et coupe courte, cette quinquagénaire spécialiste de l’âge du Bronze n’en revient pas : « Une sépulture comme ça, c’est si rare que pour blaguer, on dit souvent que personne ne mourait dans l’Ouest à l’âge du Bronze. »

Avec l’érosion, « ils n’auraient pas passé l’hiver »

Et pourtant, cette incroyable trouvaille a bien failli — littéralement — tomber à l’eau. Le site archéologique est grignoté par l’érosion : lessivée par les tempêtes et les grandes marées, une bonne partie s’est déjà effondrée, creusant une brèche au niveau des vestiges. Quelques centimètres de plus, et ces ossements ayant traversé les millénaires finissaient engloutis. « Ils n’auraient pas passé l’hiver », assure Chloé Martin. Missionnée par la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Loire-Atlantique, une équipe de 4 archéologues et 2 bénévoles a dû intervenir en urgence pour mener cette « fouille de sauvetage » avant la saison des tempêtes.

Sur la face nord-est de L’Île-d’Yeu, le dérèglement climatique et la montée du niveau de la mer accentuent le risque d’érosion, menaçant un site archéologique daté d’environ 1 600 ans avant notre ère.
© Quentin Hulo / Reporterre

Le nez dans la poussière, ils découvrent les os un par un, à la truelle et au pinceau. Un travail de fourmi qui leur prendra deux semaines en tout. Seul le raclement des outils trouble le silence studieux qui s’est installé : « C’est qu’il faut rester bien concentré. Un coup mal placé, et on risque d’abîmer les vestiges, ou de passer à côté de quelque chose », marmonne Jean-Marc Large, professeur à la retraite et docteur en archéologie.

En équilibre sur les éboulis, Chloé Martin se contorsionne pour fouiller le coffre funéraire le plus proche de la mer : « Ce n’est pas pratique, mais c’est la seule position que je peux adopter, le reste du sol s’est effondré, explique-t-elle en pointant les dalles qui ont glissé sur le sable en contrebas. Le tiers, voire la moitié du monument funéraire a déjà disparu. » Le site est si fragile que les archéologues n’osent même pas disposer de bâches pour protéger les vestiges pendant la pause, de peur qu’un poids supplémentaire ne les fasse basculer.

Plusieurs dents ont été retrouvées durant les fouilles. Celles-ci sont placées dans des sachets transparents avant d’être étudiées.
© Quentin Hulo / Reporterre

« Le promeneur a cru que c’était un boulet de canon »

« J’ai pris les premières photos de cet endroit en 2011. À cette époque, on ne voyait qu’un aménagement de pierre, rien de plus », explique Annabelle Chauviteau, archéologue responsable du service patrimoine à la mairie de L’Île-d’Yeu.

Originaire d’ici, cette grande blonde à l’air affable connaît tout le monde. Peu à peu, elle s’est constitué un réseau d’habitants qui l’alertent lorsqu’ils voient quelque chose d’anormal, notamment après le passage d’une tempête. « En février dernier, un promeneur m’a appelée pour me signaler qu’il avait trouvé ce qu’il pensait être un boulet de canon sur la pointe de Gilberge… En fait, c’était un crâne ! » raconte l’Islaise au volant de son Renault Trafic qui transporte le matériel de fouille.

Yannick Prouin, arché-anthropologue, note les os observables après le dégagement de la terre.
© Quentin Hulo / Reporterre

C’est que l’hiver dernier a été particulièrement rude sur l’île : « Les tempêtes se sont succédé et ont été beaucoup plus violentes que d’habitude. Elles ont amené l’eau plus loin qu’elle ne devrait, ce qui a attaqué le site, faisant ressortir le crâne », explique Annabelle Chauviteau. « Quand on a commencé à fouiller, on a d’abord dû enlever de la laisse de mer qui s’était accumulée dans le premier coffre : un mélange d’algues et de coquillages apporté par les marées », ajoute Chloé Martin.

Des tempêtes de plus en plus fréquentes

L’érosion du trait de côte est un phénomène naturel, mais le réchauffement climatique risque de l’accélérer en augmentant la fréquence et la force des tempêtes : « Autrefois, il y avait aussi des tempêtes sur l’île, mais la nature avait le temps de se régénérer, se souvient Annabelle Chauviteau. Cette année, nous avons eu des tempêtes sans interruption, avec des phénomènes que nous ne connaissions pas avant : des “trombes marines” [sorte de minitornades] ont traversé l’île en faisant beaucoup de dégâts sur la végétation. »

Six mois plus tard, plusieurs arbres arrachés encombrent toujours les jardins des maisonnettes blanches aux volets peints, habitations typiques de L’Île-d’Yeu.

Dans son coffre de pierre, le squelette est en position fœtale, dos à la mer.
© Quentin Hulo / Reporterre

« Oui, le réchauffement climatique est un facteur d’érosion, mais ce n’est pas le seul », nuance Elsa Cariou, sédimentologue à l’université de Nantes et coresponsable du projet OdyséYeu qui surveille l’érosion du trait de côte de l’île, grâce à des observations participatives. Sur le site internet du projet, il est possible d’effectuer des visites virtuelles à différents endroits de l’île pour voir comment a évolué l’érosion. Or, selon la scientifique, les effets du réchauffement climatique sont difficilement mesurables : « Il y a bien des submersions plus fréquentes au niveau des quais, et les prévisions du Giec régional vont dans le sens de plus d’années à tempêtes, mais pour l’instant, il y a encore peu de données scientifiques. »

En revanche, ce sont surtout les activités humaines qui aggravent l’érosion : « Sur L’Île-d’Yeu, on paie la facture d’une gestion hasardeuse du trait de côte. Avant, des gens venaient même faire de la moto sur les dunes ! » Le tourisme et la surfréquentation sont aussi responsables du recul du littoral : « Quand on est arrivé, un chemin d’accès à la plage passait carrément au milieu du site archéologique. La végétation était piétinée et le sol aplati », explique Chloé Martin.

« On ne peut pas demander à la mer de payer »

La pointe de Gilberge n’est pas le seul endroit en France où le patrimoine archéologique du littoral part à la mer. Le projet Alert (Archéologie, littoral et réchauffement terrestre) recense depuis 2016 les sites archéologiques menacés sur le littoral de la Manche et de l’Atlantique : « On établit le degré de vulnérabilité de chaque site pour savoir si l’on doit intervenir en urgence », explique Chloé Martin, chargée du projet de 2016 à 2018.

Las, il est souvent difficile d’obtenir des financements pour intervenir avant que les vestiges ne disparaissent sous les eaux. La règle en archéologie : celui qui détruit doit payer. Autrement dit, si l’État ou les collectivités veulent construire une route, ils doivent payer les archéologues qui vont fouiller le site pour s’assurer qu’aucune donnée d’intérêt scientifique ne sera détruite. Mais dans le cas d’un site menacé par l’érosion, « on ne peut pas demander à la mer de payer, observe Chloé Martin. c’est donc assez exceptionnel d’obtenir des financements pour des interventions d’urgence dans ce contexte ».

À L’Île-d’Yeu, « le risque de destruction était imminent et l’enjeu scientifique était très important, car il s’agit d’une période très peu documentée, on a réagi très vite », confirme Hélène Mavéraud-Tardiveau, adjointe à la conservatrice régionale d’archéologie de la Drac des Pays de la Loire, qui a financé l’opération. Selon elle, le changement climatique est un vrai défi pour l’avenir de la conservation du patrimoine archéologique : il risque aussi de mettre en péril les vestiges qui se trouvent dans des cours d’eau ou des lacs que la sécheresse pourrait tarir, entraînant leur dégradation. Les « fouilles de sauvetage » pourraient donc être plus courantes dans les années à venir.




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