• mar. Sep 24th, 2024

La guerre cognitive en Occident, par Thierry Meyssan



Rossia Segodnia est le groupe public russe de l’audiovisuel extérieur. Il produit aussi bien six canaux de télévision (groupe RT), des agences de presse (Sputnik, RIA-Novosti) que des sites internet (Voice of Europe). Il est désormais interdit administrativement dans toute l’Union européenne et bientôt aux États-Unis.

La vulgate occidentale sur le conflit qui oppose les Anglo-Saxons à la Russie ne supporte pas la contradiction. Plusieurs personnalités ou sociétés qui ont rendu compte d’un autre point de vue ont fait l’objet de répression arbitraire.

Tout a commencé, en France, durant la campagne électorale présidentielle de mai 2017. Deux médias russes, RT et Sputnik, relaient les fichiers piratés de l’équipe du candidat Emmanuel Macron et les propos d’un député sur son supposé compte offshore aux Bahamas. M. Macron porte plainte contre X (c’est-à-dire sans désigner l’auteur du délit), tandis que les médias concernés annoncent leur intention de porter plainte pour diffamation (mais le président ne pourra pas être jugé durant la durée de son mandat). Les choses en restent cependant là jusqu’à ce que, un mois plus tard, M. Macron, élu, donne une conférence de presse avec son homologue russe, Vladimir Poutine, à Versailles. Il qualifie alors les médias russes d’« organe d’influence [ayant], à plusieurs reprises, produit des contre-vérités sur ma personne et ma campagne (…) Russia Today et Sputnik ne se sont pas comportés comme des organes de presse et des journalistes, mais ils se sont comportés comme des organes d’influence, de propagande, et de propagande mensongère, ni plus, ni moins. »

En 2020, les autorités britanniques donnent une interprétation de l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal, tandis que RT en donne une autre. L’autorité de régulation des médias, l’Office of communication (Ofcom), adresse une série de notifications à la chaîne russe et, en définitive, la condamne à 200.000 livres sterling d’amende, qui seront confirmées par la Haute Cour de justice de Londres.

Le 10 mars 2021, la directrice nationale du Renseignement états-unien publie un rapport sur les menaces étrangères lors des élections de 2020 [1]. Elle assure que le président Vladimir Poutine avait donné instruction à ses médias de dénigrer la candidature de Joe Biden et de soutenir ainsi celle de Donald Trump. Cependant, rien de cela n’est répréhensible et aucun média n’est cité.

En 2022, les autorités allemandes s’inquiètent de la relation que RT fait de « l’agression russe contre l’Ukraine ». La chaîne présente en effet les arguments du Kremlin sur « l’opération militaire spéciale » rendue nécessaire par la présence de néo-nazis au gouvernement de Kiev. Elles l’interdisent donc et sont bientôt suivies par l’UE. Le 27 février, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, annonce le bannissement de RT et de Sputnik dans toute l’Union. Quelques jours plus tard, YouTube ferme l’accès des Européens aux canaux de la chaîne et de l’agence. Un mois plus tard, le Canada interdit lui aussi RT et Sputnik.

La censure s’accélère en 2024. Le 27 mars 2024, le gouvernement tchèque interdit le site internet Voice of Europe et prend des sanctions contre l’ancien député ukrainien Viktor Medvedtchouk qui le financerait. Le même jour, la police polonaise perquisitionne les bureaux du site à Varsovie et saisit de l’argent en liquide. Le 17 mai 2024, l’UE interdit RIA-Novosti ainsi que Voice of Europe, et les journaux Izvestia et Rossiïskaïa Gazeta.

Il n’y a jamais eu, ni aux USA, ni dans l’Union européenne, de procès contre RT, Sputnik, RIA-Novosti, Voice of Europe, Izvestia et Rossiïskaïa Gazeta. Leurs interdictions sont purement administratives. Dans l’UE, la liberté d’expression ne s’applique pas aux médias russes.

La police fédérale allemande a lancé une vingtaine de perquisitions à grand spectacle pour réprimer un crime imaginaire et saisi quantité de matériels. Le tribunal administratif a annulé toute la procédure.

Le 15 juillet 2024, la police fédérale allemande perquisitionne les domiciles du rédacteur-en-chef de Compact, Magazin für Souveränität, Jürgen Elsässer, et ceux d’une vingtaine de ses collaborateurs. Elle cherche des preuves de la préparation d’un coup d’État, saisit quantité de matériel, mais ne trouve rien. Simultanément, la ministre de l’Intérieur, la socialiste Nancy Faeser, interdit administrativement la revue.

Perquisition du FBI au domicile de Scott Ritter. L’ancien inspecteur de la commission spéciale des Nations unies (UNSCOM) chargée de surveiller l’élimination des armes de destruction massive en Irak s’est illustré en dénonçant les mensonges du président George Bush. Aujourd’hui, il persévère en dénonçant la rhétorique atlantiste sur le conflit ukrainien.

Le 7 août 2024, le domicile de Scott Ritter est perquisitionné par le FBI afin de trouver des preuves de son financement par la Russie. Là aussi, la police fédérale saisit beaucoup de choses, mais ne trouve rien. Le seul tort de M. Ritter est de ne pas cesser, depuis la guerre contre l’Irak, d’analyser les mensonges des gouvernements états-uniens ; une forme de contestation, en principe autorisée en démocratie.

Le 14 août 2024, le Tribunal administratif fédéral de Leipzig annule le décret d’interdiction de Compact, Magazin für Souveränität en attendant que le gouvernement Scholz présente des éléments de preuve du complot dont il accuse la revue. Il exige que les saisies effectuées chez Jürgen Elsässer et ses collaborateurs leur soient restituées. En réalité, le seul tort de M. Elsässer est d’avoir déclaré que le gouvernement Scholz trahit le peuple allemand et qu’il souhaite son renversement ; une opinion, certes radicale, mais en principe autorisée dans une démocratie. Outre son magazine, il a créé une chaîne internet vue, chaque jour, par 1,2 million d’Allemands.

Le 4 septembre, Washington annonce des poursuites pénales et des sanctions, pour répondre à des tentatives d’ingérence dans les élections, qu’il impute à la Russie. Le département d’État impose des restrictions de visa aux médias du groupe Rossia Segodnia.

Le 13 septembre 2024, interrogé par la presse, le secrétaire d’État Antony Blinken stigmatise les activités de déstabilisation de RT, transformé, selon lui, en « branche » du renseignement russe dans le monde. Presque deux ans auparavant, ses services avaient publié un rapport spécial : Les médias financés par le Kremlin : le rôle de RT et Sputnik dans le système de désinformation et de propagande russe [2]. Trois jours après le secrétaire d’État, le 16 septembre, Meta, qui possède Facebook, Instagram et WhatsApp, déclare : « Rossia Segodnia, RT et d’autres entités apparentées sont désormais bannies de nos applications dans le monde entier en raison de leurs activités d’ingérence étrangère. »

Le 21 septembre, le chinois Tik-Tok s’aligne sur le département d’État et ferme les comptes des médias russes.

On peut évidemment penser que ces affaires ne sont pas liées, même si elles concernent toutes des médias. C’est improbable dans la mesure où les autorités des USA et de l’UE ont violé sans état d’âme le principe de la liberté d’expression inscrit dans la Constitution états-unienne et dans les textes européens. La question se pose de déterminer quelle instance coordonne ces actions et dans quel but.

J’avais rendu compte, en 2016, de la création du Centre de communication stratégique de l’Otan [3] et, en 2022, du « Conseil de gouvernance de la désinformation » (Disinformation Governance Board) par l’administration Biden [4]. La première unité existe toujours et se développe, tandis que la seconde a été dissoute, sa directrice passant au service du Foreign office britannique.

L’ensemble de ce dispositif tente désormais d’intervenir le plus en amont possible. Il s’agit, en s’appuyant sur les dernières découvertes des neurosciences, d’orienter les cerveaux avant même qu’ils ne réfléchissent, c’est la « guerre cognitive ». Cette théorie est une invention française, due à trois bordelais François du Cluzel, Bernard Claverie et Baptiste Prébot [5] au sein du Commandement allié Transformation de l’OTAN, sous le commandement des généraux André Lanata et Philippe Lavigne.

Dans la perspective de la guerre cognitive, il convient d’intervenir au plus tôt avant que certaines idées ne fassent leur chemin. C’est pourquoi, en février 2022, lors de l’application par la Russie de la résolution 2202 du conseil de sécurité de l’ONU (abusivement qualifiée « d’agression russe » par la propagande atlantiste), les adversaires de la Russie ont hésité à interdire la culture russe, puis se sont rabattus sur l’interdiction des médias russes. En définitive, l’idéal pour eux est d’interdire non pas des relais russes dans les médias, mais des médias qui tentent de comprendre la pensée russe.

L’ennemi n’est plus celui qui annone les communiqués du Kremlin, mais celui qui tente de comprendre la manière de penser des Russes. C’était jadis la fonction des diplomates : comprendre la manière de penser d’autrui. Mais le 16 avril 2022, le président Macron a dissous le corps diplomatique juste après avoir fait interdire les médias russes en France et, il y a quelques semaines, son administration arrêtait Pavel Durov, le fondateur de Telegram, pour avoir donné un moyen de communication privé à ses utilisateurs et donc de discuter avec des Russes.

Ces efforts sont très probablement coordonnés par le Centre de communication stratégique de l’Otan, seul organisme ayant à la fois une expérience de la guerre cognitive et disposant d’une autorité lui permettant de faire interdire tel ou tel média, puis de faire arrêter tel ou tel individu.

Selon nos informations, les cibles sont déterminées par l’Office bavarois de protection de la Constitution (Bayerisches Landesamt für Verfassungsschutz). Ce bureau a été constitué en 1950 par le Haut-Commissaire des États-Unis en Allemagne occupée, John McCloy. Il était composé d’ancien SS et d’anciens membres de la Gestapo. Rien n’a changé depuis : ainsi, il y a quelques mois, ce bureau classait une centaine de groupes d’opposition, dont l’association Attac et le parti Die Linke, comme « extrémiste de gauche », les accusant de liens avec le terrorisme et préconisant de les interdire.

À ma grande surprise, j’ai eu l’occasion de vérifier que ce bureau me classe comme « agent d’influence russe » en raison de ma défense du droit international élaboré en 1899 par le gouvernement de Nicolas II et le Prix Nobel de la Paix 1920, le Français Léon Bourgeois [6]. Apparemment, ces fins limiers n’ont réagi qu’à la référence au Tsar, ignorant celle de l’illustre homme politique, ancien président du conseil et ancien président de l’assemblée nationale, puis du sénat. Il est vrai que nous l’avons déjà fait disparaître de nos manuels scolaires.

C’est un moment imprévu : la résistance à la guerre cognitive, c’est disposer d’outils de référence, de points de comparaison, en un mot de culture générale.

Ce qu’il faut retenir :

• Plutôt que de pratiquer une censure généralisée des idées dissidentes, l’OTAN souhaite influer sur notre manière de penser. C’est la « guerre cognitive ». Toutes les idées sont autorisées, mais nul ne doit avoir de culture générale, c’est-à-dire de moyen intellectuel de les vérifier.

• Les interdictions des médias russes et les perquisitions à grand spectacle de Scott Ritter et de Jürgen Elsässer dispensent d’arrestations en nombre. Il ne sera plus nécessaire de terroriser la population quand on aura fait taire les empêcheurs de tourner en rond.

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