• mer. Sep 25th, 2024

En Martinique, « sans autonomie alimentaire, on est tenu par le ventre »


Depuis plusieurs semaines, la Martinique est secouée par des mobilisations contre la cherté du quotidien. L’inflation et un coût de la vie parmi les plus élevés de France ont fait s’envoler les prix des denrées alimentaires et des produits de première nécessité, malgré un pouvoir d’achat déjà très fragilisé. Ce mouvement de contestation a suscité plusieurs nuits d’émeutes, avec des scènes de barricades enflammées, des affrontements avec les forces de l’ordre et une colère palpable dans les rues, qui réveille les blessures d’un passé colonial non résolu.

Jérémy Désir, fils de Martiniquais et ancien « analyste quantitatif en soutien au trading », a choisi de revenir sur la terre de ses ancêtres. Avec sa compagne Mathilde, ils se sont installés il y a trois ans sur un terrain familial au Morne Rouge, dans le nord de l’île. Le couple y mène une vie néopaysanne : ils s’efforcent de remettre en culture un terrain laissé à l’abandon pendant plus de dix ans.

Leur objectif ? Contribuer à l’autonomie alimentaire de la Martinique tout en défendant une agriculture saine et respectueuse de l’environnement. Pour Jérémy, ce retour aux racines est aussi un acte de résistance face à un système économique insoutenable. Engagé dans le mouvement contre la vie chère, il témoigne d’un sentiment de déracinement économique, mais aussi d’un désir de réappropriation du territoire par ses habitants.


Reporterre — Quelles sont les principales raisons des mobilisations contre la vie chère en Martinique ?

Jérémy Désir — Elles vont bien au-delà de la simple question des prix. Les Antilles françaises, et la Martinique en particulier, sont de véritables poudrières sociales. Prenons le scandale du chlordécone, un pesticide qui a contaminé nos sols et nos corps pendant des décennies : il incarne un traumatisme collectif profond, presque aussi marquant que celui de l’époque coloniale. Lorsque l’affaire a été classée sans suite, il y a un plus d’un an, la population a été choquée et tétanisée. Malgré l’ampleur du scandale, il y a eu très peu de mobilisation pour dénoncer cette injustice. Ceux qui ont tenté de s’opposer au non-lieu ont été rapidement réprimés par la force. C’est cette absence de justice et de reconnaissance qui cristallise la colère.

À cela s’ajoute le chômage massif, particulièrement chez les jeunes. Ce désespoir économique nourrit la frustration, tout comme les affaires de spoliation foncière. L’une des plus emblématiques est celle d’Hervé Pinto, un militant syndical qui s’est fait voler ses terres par des promoteurs immobiliers avec la complicité de géomètres notaires et de certains élus. Malgré toutes les décisions judiciaires en sa faveur, ses terres ont été vendues et les travaux ont commencé, piétinant ses droits. Ce type d’injustice réveille des cicatrices anciennes et accentue le sentiment d’abandon.

« Le coût de la vie est la goutte d’eau qui fait déborder le vase »

La bétonisation des espaces naturels est un autre motif de colère. Des projets de construction défigurent nos paysages, détruisent nos forêts et nos plages, comme aux Salines, l’une des zones les plus touristiques de l’île. Il y a 50 ans, des associations avaient déjà empêché le projet Asatahama de bétonisation de cette plage, mais aujourd’hui, les promoteurs immobiliers et certains commerçants essaient de relancer des projets d’urbanisation, non-loin des zones de ponte des tortues. Ces agressions constantes contre notre environnement nous poussent à rester mobilisés pour protéger ce qu’il reste de notre patrimoine naturel.

Enfin, le coût de la vie est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ici, certains produits coûtent jusqu’à trois fois plus cher qu’en France hexagonale. L’application Kiprix montre bien ces écarts. Les prix des produits laitiers, par exemple, sont exorbitants. Même l’eau en bouteille, un bien de première nécessité, peut atteindre des sommes indécentes, alors que nous subissons des coupures d’eau régulières. Cette situation est insoutenable pour beaucoup de familles. Ce sentiment d’étouffement économique et social est la cause profonde de ces mobilisations.


Comment les héritages de l’époque coloniale influencent-ils encore aujourd’hui les prix des produits de première nécessité ?

Tout est contrôlé par les békés, ces descendants des colons esclavagistes. La famille Hayot, par exemple, en est le représentant le plus connu. En Martinique, une poignée de familles, une trentaine, détient la majeure partie des richesses et contrôle des pans entiers de l’économie : grande distribution, import-export, transport, foncier agricole… C’est un système d’oligopole où chaque acteur détient plusieurs maillons de la chaîne d’approvisionnement, prenant une marge à chaque étape. Cela leur permet de gonfler les prix tout en maintenant une opacité totale sur leurs pratiques.

La famille Hayot contrôle non seulement les grandes surfaces, mais aussi le transport maritime, les entrepôts, et même les conteneurs dans lesquels sont acheminés les produits. Ce monopole vertical leur permet de s’autofacturer à chaque étape de la chaîne logistique. Par conséquent, quand ils affirment que les marges de la grande distribution sont faibles, ils occultent les marges prises en amont, rendant toute discussion sur la formation des prix totalement biaisée. Les Martiniquais se retrouvent pris en étau par ces pratiques opaques et n’ont aucun moyen de contester la manière dont les prix sont fixés.

De plus, ces mêmes familles possèdent une grande partie des terres agricoles. Environ 1 % de la population contrôle plus de la moitié des terres. La canne à sucre et la banane, destinées à l’exportation, occupent près de 40 % de la surface agricole utile. Cette monoculture empêche le développement d’une agriculture locale diversifiée qui pourrait contribuer à l’autosuffisance alimentaire de l’île. Les ressources naturelles sont donc accaparées pour enrichir une minorité, tandis que les Martiniquais sont dépendants des importations pour se nourrir.


Le manque d’autonomie alimentaire qui en résulte contribue, donc, à la dépendance économique de la Martinique…

Oui. En Martinique, 80 % des aliments consommés proviennent de l’extérieur, transportés par des containers depuis la France hexagonale et d’autres pays. Et pour maximiser leurs profits, les békés privilégient l’exportation vers l’Hexagone, ignorant délibérément les opportunités de commerce avec les pays voisins de la Caraïbe. Résultat : nous importons des produits français ou européens à des coûts de fret exorbitants, justifiant les prix supérieurs à ceux pratiqués en France.

« Sans autonomie alimentaire, on est tenu par le ventre »

Cette stratégie, héritée de l’époque coloniale, prive les habitants de tout contrôle sur leur alimentation et leurs ressources. Elle crée une forme de soumission. Les décisions prises à Paris s’imposent aux Martiniquais, car, sans autonomie alimentaire, on est tenu par le ventre. Si demain, les navires cessent leurs livraisons, c’est la catastrophe assurée. Cette dépendance structurelle signifie que la Martinique n’a pas d’autonomie politique ni économique. Elle est réduite à un simple débouché pour écouler des produits venus d’ailleurs, privant la population d’un vrai pouvoir décisionnel sur son modèle de développement.

La Martinique est ainsi perçue comme un vivier de consommateurs, une région où l’on pousse des caddies, un marché de 300 000 âmes captif de la grande distribution. En parallèle, le développement d’un tourisme de masse est privilégié, sans considération pour la capacité réelle du territoire à l’accueillir. Les infrastructures, qu’il s’agisse des transports ou de la gestion des déchets, ne suivent pas. On se retrouve avec un modèle économique imposé de l’extérieur, un modèle qui fait la part belle à l’import-export, en grande partie dirigé par une élite économique locale, souvent béké.


En quoi les pratiques actuelles de la grande distribution pénalisent-elles les populations locales ?

La grande distribution, par son manque de transparence, joue un rôle central dans cette situation de crise. Une enquête parlementaire a récemment pointé du doigt leur refus de publier leurs marges, ce qui est une violation flagrante de la loi. Cette opacité empêche toute négociation honnête et entretient un climat de méfiance. Les géants de la distribution affirment pratiquer des marges comparables à celles de l’Hexagone, mais sans preuve, comment les croire ? Cette absence de données alimente les soupçons d’abus de position dominante.

Ces pratiques opaques sont perçues comme un scandale par la population. Les débats sur les prix deviennent rapidement des discussions techniques où la grande distribution noie le poisson avec des chiffres et des concepts complexes. Cela crée une confusion délibérée, visant à dissuader les consommateurs de demander des comptes. C’est une stratégie bien rodée, que l’on retrouve aussi dans la finance de marché, pour rendre acceptable un niveau de profit autrement injustifiable.

Leur refus de répondre à la lettre d’injonction envoyée par les associations [Les associations demandaient aux acteurs de la grande distribution d’aligner les prix sur ceux pratiqués en France métropolitaine] en est un exemple frappant. Ils ont attendu la dernière minute pour faire une réponse sommaire, démontrant leur manque de volonté de dialoguer et de transparence. Cela montre bien qu’ils ne voient aucun intérêt à rendre publiques les décisions économiques qui pèsent sur la vie quotidienne des Martiniquais. Tant que la grande distribution continuera à se comporter comme un État dans l’État, en échappant à toute forme de contrôle ou de régulation, il sera impossible de réduire le coût de la vie de manière durable en Martinique.


Quelles solutions proposez-vous pour améliorer l’autonomie alimentaire de la Martinique ?

La clé pour résoudre cette crise réside dans le retour à la terre et la valorisation des métiers agricoles. En encourageant l’agriculture locale, on résout plusieurs problèmes simultanément : chômage, autonomie politique, coût de la vie… C’est pourquoi, avec ma compagne, nous avons cofondé une association pour promouvoir ce retour aux sources, Vous n’êtes pas seuls. Il faut rendre les métiers agricoles dignes et attractifs, en brisant les stigmates hérités du traumatisme colonial. Travailler la terre, ce n’est pas être esclave. Au contraire, c’est retrouver une forme d’autonomie et d’identité.

« Il faut rendre les métiers agricoles dignes et attractifs »

Cependant, ce changement nécessite un travail collectif. Les agriculteurs de la Martinique se sentent souvent isolés et dévalorisés. Nous avons donc rejoint la Dipa (Défense des intérêts des petits agriculteurs de la Martinique), une association qui regroupe les petits producteurs, principalement dans les zones rurales du nord de l’île. Il est essentiel de les soutenir, de les encourager et de les aider à obtenir les subventions auxquelles ils ont droit, souvent accaparées par les grandes exploitations. Les initiatives communautaires comme le « koudmen » — des chantiers participatifs où voisins et amis se réunissent pour aider sur les exploitations — doivent être renforcées et structurées.


Quel rôle les collectivités locales et le gouvernement français peuvent-ils jouer pour soutenir l’autonomie alimentaire et réduire le coût de la vie ?

La politique agricole actuelle, notamment le programme Posei [une aide européenne pour l’agriculture d’outre-mer], est désastreuse pour les petits producteurs. Les subventions profitent massivement aux grandes cultures d’exportation et sont captées par les plus grands exploitants, souvent les békés. Les petites exploitations tournées vers des cultures vivrières comme l’igname, le manioc, ou encore la dachine, ne reçoivent que des miettes. C’est une politique qui maintient sous perfusion une agriculture non viable et empêche le développement d’une agriculture locale résiliente.

Pour inverser la tendance, il faudrait réorienter ces subventions vers des cultures alimentaires locales, diversifiées et durables. Les collectivités locales, quant à elles, doivent promouvoir les circuits courts, l’accès à la terre pour les jeunes agriculteurs, et encourager la mise en place de coopératives. L’agroforesterie est aussi une bonne option, car elle permettrait de préserver le couvert forestier, tout comme les cultures en hauteur pour éviter la contamination au chlordécone.

Il faut également améliorer la gestion des crises agricoles, par exemple en apportant rapidement un soutien en cas de catastrophe naturelle ou de parasites. Les politiques actuelles doivent être révisées en profondeur pour cesser de privilégier un modèle agricole qui ne bénéficie qu’à une poignée d’exploitants et fragilise le reste de la population.


Comment la situation de la Martinique se compare-t-elle à celle d’autres territoires ultramarins, comme la Guadeloupe ?

La situation en Martinique et en Guadeloupe est globalement similaire, marquée par la même dépendance à l’égard de l’Hexagone et une structure économique dominée par le tourisme et l’importation. La Guadeloupe a connu une réforme agraire qui lui permet un contrôle un peu plus fort de son foncier, avec moins de concentration de terres aux mains des békés par rapport à la Martinique.

Cela dit, les deux territoires souffrent des mêmes maux : manque d’autonomie alimentaire, absence de diversification économique et poids prépondérant de la grande distribution, souvent contrôlée par des intérêts privés très puissants.

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