• jeu. Sep 26th, 2024

Face au lavage de cerveau, une rébellion encore possible ?


Invoqué à de très nombreuses occasions, le concept de « servitude volontaire » n’est pourtant pas si évident à saisir. Il renvoie dans l’imaginaire collectif à notre adhésion plus ou moins consciente à un état collectif d’aliénation ou de soumission, mais qu’en est-il vraiment ? L’écrivain et professeur de philosophie Léonor Franc fait le point pour nous.  

Si vous suivez Mr Mondialisation, vous savez que Léonor Franc contribue régulièrement à nous faire réfléchir à travers des sujets tels que Pourquoi nous faisons semblant de vivre en démocratie ou encore « La fin du monde a déjà eu lieu », etc.

Aujourd’hui, il publie également son dernier livre aux éditions Skhedia : Les crimes des gens ordinaires. Essai sur la violence ignorée. À cette occasion, toujours dans un souci de conserver une part de libre circulation du savoir, il nous confie un extrait conséquent de ce travail : une introduction instructive à la théorie de La Boétie…

La Boétie l’étincelle

« Si le peuple cesse d’obéir, la pyramide s’effondre »

Poser la question de savoir si les personnes dirigées sont complices des actes de leurs dirigeants, c’est naviguer dans un contexte qui n’est pas démocratique – puisqu’il y a, d’une part, des personnes qui obéissent, d’autre part, des personnes qui ordonnent. Toutefois, dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie montre que les choses ne sont pas si simples.

En effet, les personnes qui sont en haut de la pyramide du pouvoir n’y résident que grâce aux étages inférieurs. Les membres de ces étages ne sont donc pas passifs, au contraire : ils font advenir le pouvoir des dirigeants qui dépend de l’obéissance du peuple. Si le peuple cesse d’obéir, la pyramide s’effondre. Même dans une tyrannie, il est donc faux que le pouvoir du peuple est bloqué.

La Boétie dirait plutôt, en première analyse : les individus obéissants ont un pouvoir qu’ils n’utilisent pas. Puis, plus précisément : ils ont un pouvoir qu’ils utilisent mais dans un sens contraire à leur propre intérêt. Ce pouvoir réside dans leur obéissance qui vient soutenir le système politique en place. Ils dirigent à travers leur passivité qui est toujours aussi, en vérité, complicité.

C’est le paradoxe de la servitude volontaire : si le peuple est tyrannisé, il est complice de sa propre tyrannie. Pour qu’il se libère, il suffirait qu’il n’obéisse plus. D’où les formulations percutantes de La Boétie s’adressant au peuple : « Je ne veux pas que vous heurtiez le tyran, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser. »  Ou encore : « Si on ne donne rien aux tyrans, si on ne leur obéit point ; alors sans les combattre, sans les frapper, les tyrans demeurent nus et défaits. »

L’une des leçons les plus importantes à retenir du texte de La Boétie est que ne pas agir contre une injustice, c’est déjà la soutenir, donc en être (partiellement) responsable. En effet, ne pas se rebeller contre la tyrannie est un choix et un acte, ce n’est pas une pure inaction. L’individu tyrannisé ne peut pas simplement « se fondre dans le décor », être attentiste, résider dans une zone neutre, car une telle attitude permet au contraire le maintien de la tyrannie et la réalisation du mal. Celui qui ne veut qu’être spectateur est en fait un acteur qui s’ignore.

« Discours de la servitude volontaire » de La Boétie, l’un des premiers réquisitoires contre le pouvoir absolu @Franceculture

C’est ce que signifie la fameuse citation d’Einstein : « Le monde est plus menacé par ceux qui tolèrent le mal ou l’encouragent que par les auteurs du mal eux-mêmes. »  Avant Einstein, Gramsci déployait à peu près la même idée dans le texte où il dit haïr l’indifférence : « Ce qui se produit n’arrive pas tant parce que quelques-uns veulent que cela se produise, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté, laisse faire (…) ». Et Gramsci de critiquer : « Mais personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence, de son scepticisme, de ne pas avoir donné ses bras et son activité à ces groupes de citoyens qui, précisément pour éviter un tel mal, combattaient, et se proposaient de procurer un tel bien. »

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L’intuition de La Boétie concernant la servitude volontaire, ou celle de la complicité du tyrannisé à l’égard de sa propre oppression, a eu un héritage immense. On la retrouve notamment chez Tolstoï lorsqu’il écrit au sujet de la colonisation britannique de l’Inde : « Trente mille hommes, des hommes plutôt faibles, ont asservi un peuple de deux cents millions ! Dites cela à un homme libre de préjugés ! Il ne comprendra pas ce que ces mots peuvent signifier… N’est-il pas évident, d’après ces chiffres mêmes, que ce ne sont pas les Anglais qui ont asservi les Indiens, mais les Indiens qui se sont asservis eux-mêmes ? »

Tolstoï poursuit, sur un ton plus sévère encore : « Que les Hindous se plaignent d’avoir été réduits à l’esclavage par les Anglais est du même ordre que les individus qui s’adonnent à la boisson et qui accusent les marchands de vins de les avoir assujettis. Vous leur dites qu’ils peuvent s’abstenir de boire, mais ils répondent qu’ils y sont si habitués qu’ils ne peuvent s’en abstenir, et qu’ils trouvent nécessaire de boire pour maintenir leur niveau d’énergie. N’en va-t-il pas de même pour tout le monde, pour ces millions de gens qui se soumettent à quelques milliers ou centaines d’individus, qu’ils soient de leur propre pays ou d’un pays étranger ? Si les Hindous ont été asservis par la violence, c’est parce qu’eux-mêmes ont vécu par la violence, vivent par la violence, et ne reconnaissent pas la loi éternelle de l’amour, propre à l’humanité. » 

Il y a dans cette dernière phrase un regrettable préjugé au sujet des Hindous mais j’ai tenu à la citer car, lorsqu’on passe outre l’exemple pris, la thèse générale est digne d’intérêt : Tolstoï critique la vie violente et, en même temps, appelle à la rébellion contre la tyrannie. Car se rebeller contre un tyran n’est pas le symptôme d’une vie violente, c’est aimer. Au contraire, accepter la tyrannie, ne pas désobéir au tyran, voire admirer ce « vainqueur », croire que la force fait le droit, c’est vivre par la violence. La violence du tyran est possible seulement parce qu’une partie significative du peuple adopte la violence comme norme de jugement.

L’héritage de La Boétie se trouve aussi chez Hume lorsqu’il écrit : « Si vous alliez prêcher, dans la plupart des contrées du monde, que les relations politiques sont entièrement fondées sur le consentement volontaire ou une promesse mutuelle, le magistrat vous ferait bientôt emprisonner comme séditieux, pour vouloir relâcher les nœuds de l’obéissance. »

Ou encore, Henry David Thoreau s’inscrit dans la lignée de La Boétie lorsqu’il comprend que les individus peuvent renverser un régime grâce à la « désobéissance civile », laquelle peut passer par la fiscalité. Thoreau refusa de payer ses impôts puisqu’il était opposé à l’esclavage et que les impôts étaient nécessaires au maintien de l’esclavagisme américain. De manière générale, il est clair que, si une très grande partie du peuple cesse de payer ses impôts, le régime s’effondre à moyen terme, celui-ci ne pouvant même plus rémunérer sa police pour réprimer les contestataires.

Enfin, pour revenir à notre exemple initial, je pense au témoignage d’une femme russe qui assistait (non sans prendre des risques) aux funérailles de Navalny, opposant à la dictature de Poutine. Le journal Le Monde rapporte qu’elle est habituée des manifestations et qu’elle regrette de ne pas avoir été suffisamment rejointe par ses concitoyens. Elle imagine les différents présents et avenirs possibles si les mobilisations citoyennes avaient été plus massives. Ceci la conduit à estimer que le responsable du meurtre de Navalny n’est pas seulement Poutine, mais la Russie .

Voilà qui est encore pleinement fidèle à La Boétie. Par ailleurs, notons que cette femme dit cela dans un système extrêmement répressif. Cela signifie que, pour elle, même la menace de la répression extrême (emprisonnement, torture, meurtre) ne peut totalement excuser la soumission à la tyrannie. C’est là une position apparemment radicale sur laquelle nous reviendrons.

Les ressorts de la servitude volontaire

Graffiti à Genève, 2007.
Graffiti à Genève, 2007.

Mais comment la servitude volontaire s’exprime-t-elle exactement ? Par quels sentiments, idées et comportements ? La personne qui est complice de la tyrannie en est-elle consciente, ou affirme-t-elle toujours être seulement l’impuissante victime d’un système extérieur ? Le politologue Gene Sharp apporte plusieurs éléments de réponse .

D’abord, le tyrannisé peut estimer qu’il est bon d’obéir au chef politique quel qu’il soit, autrement dit, que la soumission politique est une obligation morale. Il peut se rappeler que la soumission à un tyran a été la règle générale dans l’histoire de l’humanité, et qu’il est bon de ne pas rompre avec les habitudes de ses ancêtres. Il peut aussi croire que, si tel tyran est arrivé au pouvoir, c’est que le destin ou Dieu l’a voulu, et qu’il faut donc l’accepter. Ou encore, il peut penser que la force fait le droit et que, par conséquent, il est normal d’obéir à celui qui possède le plus de force.

Evidemment, cette opinion n’a aucun fondement logique. En effet, nous venons de voir que le chef n’est pas naturellement et intrinsèquement plus fort, mais que sa force vient de l’obéissance de ses sujets. Donc affirmer qu’« il est normal d’obéir à celui qui possède le plus de force », c’est dire qu’il est normal d’obéir à celui auquel beaucoup de gens obéissent, qui eux-mêmes obéissent parce qu’ils jugent qu’il est normal d’obéir, etc. : ce raisonnement présente un vice de circularité.

De plus, l’idée que « la force fait le droit » a déjà été brillamment réfutée par Rousseau au début du Contrat social. Rousseau y explique que les rapports de force sont, au contraire, des rapports de non-droit. En effet, le règne de la force correspond à la « loi de la jungle », où ceux qui subissent ne peuvent revendiquer ou défendre le moindre droit, et où ceux qui dominent n’ont aucunement besoin de se justifier, car tout n’est que contraintes.

Ensuite, l’individu peut accepter la tyrannie tout simplement parce qu’il lui manque les ressources psychologiques nécessaires à la rébellion. Sharp parle d’un manque de confiance en soi : « De nombreuses personnes n’ont pas suffisamment confiance en elles, en leur jugement et en leurs capacités pour être capables de désobéir et de résister. N’ayant pas de volonté propre, elles acceptent celle de leurs gouvernants, et préfèrent parfois que des gouvernants dirigent leur vie et les déchargent de la tâche de prendre des décisions. »

Ces derniers mots font penser à ce qu’écrivait déjà Erich Fromm dans La peur de la liberté. Etre libre signifie devoir prendre des décisions, ce qui n’est pas sans exiger un certain effort – travail de réflexion, de délibération, de mise en acte. Il est donc psychologiquement confortable de se libérer de sa liberté en se soumettant. L’individu peut vouloir se transformer en une sorte d’automate qui n’a plus qu’à se laisser guider.

Lorsqu’on se soumet à un pouvoir autoritaire, écrit Fromm, « on abandonne son propre Moi et l’on renonce à toute la force et la fierté liées à lui, on perd son intégrité en tant qu’individu et l’on abandonne sa liberté ; mais on gagne une nouvelle sécurité et une nouvelle fierté en participant au pouvoir dans lequel on s’immerge. On gagne aussi une sécurité contre la torture du doute. Si son maître est une autorité extérieure ou si elle a intériorisé le maître en tant que conscience ou compulsion psychique, la personne masochiste [le tyrannisé volontaire] est épargnée par la prise de décisions, par la responsabilité finale de son propre destin, et ainsi, épargnée par le doute de la décision à prendre. Elle est aussi épargnée par le doute du sens de sa vie ou par le doute de « qui elle est ». La relation au pouvoir auquel elle s’est liée répond à ces questions. Le sens de sa vie et l’identité de son Moi sont déterminés par le plus grand tout dans lequel le Moi s’est immergé. »

En outre, certains individus acceptent la tyrannie quand celle-ci leur est profitable matériellement. Ils font alors passer le confort matériel avant l’exigence de liberté et de dignité. Sharp écrit : « Des récompenses économiques indirectes peuvent encourager la soumission générale ; un niveau de vie plus élevé et des avantages matériels croissants dans les pays hautement industrialisés peuvent contribuer de manière significative à l’obéissance politique continue et à un soutien actif au système et au régime. » 

« Il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. »

Même les individus qui ne bénéficient pas d’une vie matérielle tout à fait convenable peuvent accepter la tyrannie du moment qu’ils observent que d’autres gens connaissent une situation pire que la leur. Si tout le peuple était, d’un seul bloc, nettement soumis au tyran, nul doute qu’il se rebellerait. C’est pour cette raison que le tyran tient à construire une pyramide du pouvoir admettant plusieurs niveaux.

La Boétie le constatait déjà : « Il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. » Il y voyait l’un des obstacles principaux au renversement de la tyrannie, et l’une des raisons pour lesquelles la tyrannie est acceptée voire voulue par certains. Il s’agit bien ici d’une complicité explicite de certains tyrannisés à l’égard du tyran. Ils acceptent d’être tyrannisés du moment qu’il y a des gens encore moins avantagés qu’eux, gens qu’ils peuvent tyranniser à leur tour.

Sharp reprend cette analyse lorsqu’il rappelle que le dirigeant, une fois établi, « peut encourager l’attente de récompenses ». Le tyran va « offrir des avantages tels que de l’argent, un poste ou du prestige ». Bien évidemment, le tyran veille à accorder ces récompenses particulièrement aux forces armées, puisqu’il ne peut se permettre de perdre leur fidélité.

Enfin, le peuple peut refuser de désobéir parce qu’il s’identifie psychologiquement au tyran. Sharp écrit : « Les sujets peuvent également obéir et coopérer parce qu’ils s’identifient émotionnellement au dirigeant, au régime ou au système. Cette identification peut être plus forte et plus habituelle dans les sociétés où les valeurs communes et le sentiment d’avoir un but se sont effondrés ; les gens ont souvent besoin de croire en quelque chose ou en quelqu’un, ainsi que d’avoir un objectif et une direction dans leur vie. Karl W. Deutsch fait référence aux personnes qui « considèrent le gouvernement comme étant, en quelque sorte, un prolongement d’elles-mêmes, ou qui se considèrent elles-mêmes comme étant un prolongement du gouvernement (…) Les triomphes et les réussites du gouvernement (…) deviennent une source de fierté pour ces sujets, et les défaites du gouvernement sont ressenties comme un déshonneur et un malheur personnels. »

Précisons que, généralement, il arrive peu de malheurs à ceux qui sont riches et puissants (du fait même qu’ils sont riches et puissants), et c’est une raison majeure pour laquelle le peuple aime sympathiser avec eux. Comme le notait Adam Smith, l’empathie à l’égard du malheureux est rare et difficile, car elle rend malheureux, sentiment que l’homme repousse naturellement. Au contraire, projeter sa vie dans celle d’une famille royale ne manquera pas de procurer une sorte de confort par procuration.

Adam Smith écrit : « Nous sommes favorables à toutes les inclinations des gens puissants et soutenons tous leurs souhaits. Quel dommage, pensons-nous, que quelque chose puisse gâter ou corrompre une situation si agréable ! Nous pouvons même souhaiter qu’ils soient immortels. Il nous semble dur que la mort puisse finalement mettre un terme à un si parfait plaisir. (…) Grand Roi, sois éternel ! Tel serait le compliment qu’à la manière orientale nous leur ferions volontiers, si l’expérience ne nous en enseignait pas l’absurdité. Toutes les calamités qui s’abattent sur eux, tous les préjudices qui leur sont causés, excitent dans l’âme du spectateur dix fois plus de compassion et de ressentiment qu’il aurait pu en sentir si cela était survenu à tout autre homme. » Par conséquent : « Même quand l’ordre de la société semble exiger que nous résistions aux riches et aux puissants, nous pouvons difficilement nous y résoudre. »

– Léonor Franc

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