• ven. Sep 27th, 2024

Redouane et Rayane Lazaar, les frères solidaires qui meublent les démunis


Pontoise (Val-d’Oise), reportage

Les muscles tendus, Redouane et Rayane Lazaar soulèvent un lave-linge, lourd comme un roc, dans la cage d’escalier étroite d’une tour HLM de Pontoise. Leurs gilets bleus, barrés de bandes réfléchissantes, clignotent sous les néons tremblotants. Ils halètent. La sueur perle sur leurs fronts, glissant le long de leurs tempes. Marche après marche, ils avancent entre les murs froids de béton blancs.

Ce jour-là, l’ascenseur a abandonné les frères Lazaar au dixième étage. Le diable de transport a démissionné, une roue bousillée, et les voilà contraints de porter le lave-linge jusqu’au onzième, à bout de bras. Ils savaient, à l’avance, dans quoi ils s’embarquaient.

Depuis trois ans, Redouane, son frère et les autres bénévoles de l’association Tous solidaires 95 collectent meubles et appareils électroménagers auprès de particuliers qui n’en ont plus l’usage, pour les offrir à ceux qui en manquent. Le mantra de Redouane, le fondateur : « Quand un objet vous regarde depuis plus d’un an sans être utilisé, pensez à votre voisin. » Ces bienfaiteurs meublent des appartements entiers, priorisant les femmes victimes de violences conjugales et les personnes à mobilité réduite. « On ne repart pas tant que ça ne fonctionne pas ou que tout n’est pas correctement installé », lance Redouane en passant sa paume sur son crâne rasé.

L’ascenceur les a abandonnés : Redouane et Rayane sont contraints de porter le lave-linge jusqu’au 11e étage.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

À 36 ans, l’ancien participant aux championnats de France de bras de fer affiche une carrure imposante. Des épaules larges et une poigne ferme. Chaque matin, il s’astreint à une heure d’efforts acharnés sur son rameur, à difficulté maximale. « Je fais jamais les choses à moitié », lâche-t-il en ajustant son gilet, une risette malicieux aux lèvres. À ses côtés, Rayane, son cadet de neuf ans, un peu plus élancé, a goûté à plusieurs disciplines sportives, notamment les arts martiaux. Aujourd’hui, même ces deux forces de la nature semblent faiblir face à l’imposante machine.

Dans la chambre de Derya, des valises et des lits apportés par les deux frères.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« Nouveau départ »

À l’arrivée, une porte s’ouvre doucement. Derya [*], frêle silhouette au regard émeraude, les accueille d’un sourire timide. Ses doigts s’entrelacent nerveusement. « J’ai beaucoup souffert », murmure-t-elle. Il y a trois ans, elle a fui un mari violent avec ses deux enfants. C’est la deuxième visite de Redouane chez elle. La veille, alerté par un bailleur social, il était venu fournir un lit superposé — encore sans matelas — et une télévision.

Redouane et Rayane, ruisselants mais souriants, s’affairent à brancher la machine à laver. Derya les observe, émue. « Ils participent, sans que rien ne les oblige, au nouveau départ de ma famille », souffle-t-elle, une gratitude palpable dans la voix. Dans cet appartement presque vide, les bruits de pas et les éclats de voix résonnent. Les meubles manquent, tout comme les rideaux aux fenêtres. Ses maigres revenus de cantinière s’évaporent dans le loyer et les courses. Dastan [*], son fils de six ans, montre deux tapis posés à même le sol. L’un est le sien, décoré de motifs de routes, parfait pour jouer aux petites voitures. « On a dormi là cette nuit », dit-il en levant les yeux, avant de filer, arc en plastique en main, mini Robin des bois à la découverte de son F3.

Chez la donatrice, les deux militants associatifs prennent le temps de discuter autour d’un thé.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

L’histoire de Tous solidaires 95 a commencé de façon presque anecdotique. Un jour, lors des encombrants, Redouane tombe sur une table quasi neuve. Il retrouve le propriétaire qui, un peu gêné, avoue ne pas savoir à qui la donner. C’est le déclic. Tout juste remis d’une grave maladie cérébrale, Redouane se lance : il crée un groupe Facebook pour sa commune, Vauréal, et commence à récolter les dons. « Une fois guéri, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose de concret. » En quelques mois seulement, le groupe d’entraide a pris de l’ampleur. « On est passé de 12 à 20 000. » Il l’étend à d’autres communes.

Des dizaines de dons chaque jour

Encore aujourd’hui technicien de maintenance dans les énergies renouvelables, il sillonne sur son temps libre — mais « payé en sourires » — le Val-d’Oise avec son vieux Scénic, sièges arrachés pour maximiser l’espace. Il a d’abord tout stocké dans son salon, frigos et meubles empilés devant le miroir familial. « On devait se regarder en biais », plaisante-t-il. Il a ensuite misé sur un Kangoo blanc, cabossé. « Une fois, la vitre arrière a explosé en rentrant une tringle à rideaux. Une autre fois, un matelas s’est envolé du toit. Un moment, j’aurais pu lâcher. Mais j’y croyais. » Il a suivi une formation dératiseur, « histoire de ne pas ramener des nuisibles chez les gens ». Les communes et les services sociaux du département, d’abord sceptiques, finissent par reconnaître l’utilité de son action et l’orientent peu à peu vers les familles dans le besoin.

Nihal, agente immobilière à Éragny, a fait don de sa machine à laver à l’association.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Aujourd’hui, Tous solidaires 95 est bien plus qu’un simple groupe de bénévoles. C’est devenu un réseau, un moteur de solidarité locale. Des dizaines de dons affluent chaque jour via un formulaire en ligne. Parfois, il embarque ses enfants, Nihal et Mila qui surnomment leur père « Monsieur Solidaire ». Le Kangoo a laissé sa place à une Ford Transit noire, dans laquelle chaque tournée est une aventure : comme un peu plus tôt ce jour-là, chez Nihal, agente immobilière à Éragny. C’est elle qui a fait don de la machine à laver de Derya.

Redouane et Rayane chargent des cartons de vaisselle à la déchetterie des Linandes, à Cergy.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Dans son pavillon aux murs pastels, elle a offert aux frères Lazaar un thé à la menthe, sans sucre — une hérésie pour Redouane, qui n’a pu retenir un éclat de rire. « Un jour, une dame nous a donné une armoire qui tenait à peine debout, raconte Nihal. On se prenait des vis en l’ouvrant, mais ça a changé notre vie. » Aujourd’hui, elle est heureuse de pouvoir rendre la pareille.

L’initiative comble un gros manque

Son lave-linge trône désormais chez Derya, à Pontoise. Pendant que les enfants de cette dernière — Dastan et sa grande sœur Seyran — s’initient à la photographie sur l’appareil de notre photographe, Rayane confie : « Ce qui me rend le plus heureux, c’est de voir les gens sourire. » Le jeune homme, aux lunettes à l’armature dorée, rêve de devenir conducteur de train. En attendant, il soutient son frère dès qu’il le peut. « Redouane a toujours des idées qui fusent. La première fois, quand il m’a parlé de récupérer un lit escamotable pour une femme en difficulté, je n’ai pas été surpris de sa part, et j’ai trouvé ça noble. Notre mère nous a toujours élevés dans l’entraide. »

Derya contemple l’horizon par la fenêtre, ses cheveux dansant dans le vent. « J’ai encore besoin d’un micro-ondes et d’une bouilloire », dit-elle, hésitante. Redouane la rassure : « On va trouver ça. » Il reviendra le lendemain.

Pour Alexandre Pueyo, ce conseiller départemental en charge du logement social, « grâce à Tous solidaires 95, les familles entrent dans des foyers prêts à vivre. »
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Pour Alexandre Pueyo, conseiller départemental du Val-d’Oise en charge du logement social, cette initiative est cruciale, et vient combler un vrai manque. « On attribue des logements à des familles qui n’ont presque rien. Grâce à Tous solidaires 95, elles entrent dans des foyers prêts à vivre, et c’est une formidable manière de créer du lien entre voisins. »

Alors qu’il redémarre son utilitaire, chargé de nouvelles promesses de solidarité, Redouane pense à l’avenir. « J’aimerais que ce modèle soit reproduit partout. Pas besoin d’être le plus intelligent pour aider les autres. Juste d’un peu de volonté et de cœur. » Il projette désormais d’ouvrir la première ressourcerie gratuite de France. Le « Monsieur Solidaire » du Val-d’Oise n’est jamais à court d’idées.



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