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« Après le massacre de Gaza on a peur que ce soit notre tour »


26 septembre 2024 à 09h09
Mis à jour le 27 septembre 2024 à 17h24

Durée de lecture : 5 minutes

Depuis lundi 23 septembre, des bombardements israéliens d’une extrême violence frappent le sud du Liban et la plaine de la Békaa, dans l’est du pays. En deux jours, les frappes ont fait 569 morts, selon le ministre de la Santé libanais, dont 50 enfants. Des dizaines de milliers de personnes au moins ont dû fuir leur maison.

Israël affirme cibler le Hezbollah, un mouvement islamiste opposé de longue date à l’État hébreu. Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, le Hezbollah lance des roquettes sur Israël et dit vouloir continuer « jusqu’à la fin de l’agression à Gaza ». Israël répliquait jusqu’ici par d’autres tirs d’artillerie. L’intensification des bombardements est catastrophique pour la population.

Au cœur de la Békaa, dans le village de Saadnayel, la ferme agroécologique de Buzuruna Juzuruna échappe pour l’instant aux bombardements. Nous avions rencontré en 2021 cette communauté qui lutte pour l’autonomie alimentaire et la justice sociale et climatique. Serge, qui travaille à la ferme, nous a expliqué par téléphone, mercredi 25 septembre, comment la guerre affectait leur quotidien et leur utopie.


Reporterre — Quelle est la situation chez vous à l’heure où l’on se parle ?

Serge — Nous ne sommes pour l’instant pas touchés par les bombardements. On les entend et on voit les colonnes de fumée, les frappes sont continues depuis deux jours. Mais elles touchent le nord de la plaine, à une cinquantaine de kilomètres d’ici, et les montagnes un peu plus proches, à une vingtaine de km. On voit en revanche arriver énormément de réfugiés. Le sud du pays s’est presque vidé. On a ouvert nos maisons, on passe notre temps à essayer de loger tout le monde, il y a parfois trois familles par appartement. On distribue de la nourriture, on arrive pour l’instant à nourrir tout le monde décemment.

Il y a un vrai élan de solidarité. Les gens ne sont pas abattus mais ils sont inquiets. Même si les bombardements semblent relativement ciblés pour l’instant, il y a énormément de victimes civiles. On peut toujours se prendre une bombe parce qu’on passait au mauvais endroit. En deux jours, il y a la moitié du nombre de morts de 2006 [la guerre entre Israël et le Hezbollah de 2006 avait causé près de 1 200 morts en trente-trois jours]. C’est extrêmement violent.

Serge, membre de l’association Buzuruna Juzuruna, devant les cultures de la ferme.
© Charlotte Joubert / Buzuruna Juzuruna


Craignez-vous que la guerre et les déplacements massifs de population engendrent des pénuries, notamment alimentaires ?

À notre petite échelle, avec nos 30 hectares de culture de céréales, on a peut-être de quoi fournir environ mille plats par semaine pendant quelques mois, jusqu’à décembre normalement. On a aussi lancé une cagnotte en ligne pour nous aider à produire plus de nourriture. On distribue du blé, des pois chiches, des lentilles. On fait ce qu’on peut mais à long terme, si la guerre continue, ça va devenir compliqué. Le terrain est à une quinzaine de kilomètres, il faut passer par des routes dangereuses : si on ne peut pas bouger, si on ne peut pas sortir le tracteur de peur de se faire dégommer par un drone, on ne pourra ni semer ni labourer. Ce qui veut dire aucune moisson l’été prochain.

La guerre heurte de plein fouet votre utopie écologique et libertaire. Quel effet une telle crise peut-elle avoir sur votre aspiration à changer la société ?

C’est une grosse motivation de voir que le travail qu’on mène depuis des années nous permet d’aider les gens à se nourrir aujourd’hui. Ça renforce nos convictions et notre lutte pour la souveraineté alimentaire. Tout le monde se rend bien compte maintenant de l’importance de produire de la nourriture sur place, de ne plus dépendre des monopoles industriels ni de l’importation, qui concerne aujourd’hui 90 % de la nourriture consommée au Liban. Les risques de tensions sur l’approvisionnement et de pénuries pourraient aussi rapidement concerner l’agriculture industrielle et les produits chimiques dont elle dépend.

Les Libanais ont fortement intériorisé la culture de l’auto-organisation en temps de crise. On voit des modèles de solidarité qui naissent depuis la base, car les gens savent que le pouvoir ne sert à rien dans ces moments-là. Malheureusement, dès que ça se calme, le pouvoir d’en haut reprend la main et l’organisation pyramidale, très rigide, reprend le dessus. Dans notre ferme de Buzuruna Juzuruna, nous avons une culture libertaire, toutes les décisions sont collectives, en cogouvernance avec les vingt personnes de la ferme. En ce moment, cela fait écho à ce qu’il se passe mais ce n’est pas assez théorisé ni cadré dans le pays pour perdurer au-delà des crises.

Parvenez-vous à conserver de l’espoir pour l’avenir ?

On a le sentiment qu’après le massacre de Gaza, c’est notre tour. Cela fait des années que des innocents sont massacrés, mais là, ça dépasse l’entendement. Comment un gouvernement génocidaire peut-il agir ainsi sans que personne ne l’arrête ? Il y a un fort ressentiment contre toute la communauté internationale. Que fout l’Occident, et les Américains surtout ? Voir des gens en costard adresser de vagues messages diplomatiques pendant que l’on voit ses proches mourir, ça rend dingue.

Il y a beaucoup de communautés qui n’aiment pas le Hezbollah mais ce que l’on voit, là, c’est qu’on se fait massacrer par un ennemi extérieur, et ça fait soixante-dix ans que ça dure, d’une manière ou d’une autre. Quand on voit que les 40 000 morts à Gaza n’ont pas suscité de réaction, on a peu d’illusion sur notre sort.

Il y a une hypocrisie et un cynisme dégueulasses, quand on sait que beaucoup de pays occidentaux fournissent des armes à Israël [dont des munitions létales envoyées par la France, selon une enquête de Disclose]. Tout cela se fait dans la continuité du travail d’occupation coloniale, dans un grand continuum colonial de l’Occident. J’aimerais que ces gens m’expliquent où s’arrête l’humanité pour eux, pendant que des enfants meurent tous les jours ici.

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