• lun. Sep 30th, 2024

La crise de l’eau en Guadeloupe transforme le quotidien en enfer


« Ça fait neuf jours que je n’ai plus d’eau au robinet. » Agnès est une habitante du quartier Dampierre sur les hauteurs de Gosier, sur la côte sud de Grande-Terre, en Guadeloupe. Du 3 au 13 septembre, elle a subi une coupure d’eau avant un retour à la « normale », c’est-à-dire un jour sur deux sans « or bleu ». Le syndicat unique de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe (Syndicat mixte de gestion de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe, SMGEAG) a été contraint de mettre en œuvre ces coupures tournantes à cause de l’état désastreux de ses réseaux : le taux de fuite estimée entre 60 et 70 %.

Comme l’appartement qu’Agnès loue n’est pas équipé d’une cuve, cette déléguée médicale célibataire a acheté un appareil qui permet de produire de l’eau à partir de l’humidité de l’air. « Il m’a coûté 2300 euros, ce qui est une grosse somme, mais il me permet de récupérer 13 litres par jour », raconte-t-elle par téléphone à Reporterre. Elle les utilise parcimonieusement pour se laver, faire la vaisselle ou pour les w.c. « Ma voisine, qui a deux jeunes enfants, va tous les deux jours faire une lessive à la laverie. Et elle n’arrête pas d’acheter de gros bidons d’eau. Tout ça lui coûte une fortune. Elle est toute maigre et fatiguée, car elle se lève toutes les nuits pour vérifier si l’eau est revenue. »

« On a l’impression de sentir mauvais et on se sent sale »

Agnès a aussi fait partie des dizaines de milliers de victimes du sabotage du réseau de transport d’eau potable (le feeder Belle-Eau-Cadeau), qui dessert les deux parties de l’île, en mars dernier. Résultat : elle a été privée d’eau pendant dix-huit jours.

Pendant ces périodes de pénurie, le quotidien devient un enfer pour les habitants. « On a l’impression de sentir mauvais et on se sent sale. Chez les médecins chez qui je vais, les toilettes sont fermées à clé. J’ai dû m’équiper d’un pot pour pouvoir me soulager sur la route. J’ai honte, c’est humiliant », confie Agnès. À force, le moral flanche. « Des médecins me disent qu’ils ont des patientes en dépression à cause de la crise de l’eau. »

Amélie, une autre habitante du Gosier qui vit en famille dans une maison en bord de mer, dépense quant à elle des sommes folles dans l’achat de bouteilles. « On achète entre dix et quinze packs d’eau locale toutes les deux semaines pour boire et faire la cuisine, car, même quand on a de l’eau, il n’est pas recommandé de la boire ou de se laver les dents avec. » Le pack d’eau locale coûte un peu plus de 2 euros, quand la Volvic ou l’Évian sont vendues en grande distribution entre 6 et 7 euros. À cela s’ajoutent les factures payées au SMGEAG, soit entre 2000 et 3000 euros par an pour cette famille de quatre personnes.

En Guadeloupe, les habitants paient 6,74 euros (hors taxes) par m3. Soit 55 % plus cher qu’en métropole selon la base de données des services publics d’eau et d’assainissement (SISPEA). Ce coût exorbitant pour un service défaillant nourrit la colère de la population contre le SMGEAG. De plus en plus d’abonnés refusent de régler leurs factures, souvent truffées d’erreurs, voire inexistantes. « Je ne reçois jamais de facture, le syndicat d’eau se contente de m’envoyer un simple SMS pour me dire combien je dois payer », raconte Agnès.

43 % de factures d’eau impayées 

Cette grève des factures, qui a commencé dès la fin des années 2000, aurait été encouragée par de nombreux élus locaux. Elle a pris des proportions inquiétantes. Quand la SMGEAG a été créée en septembre 2021 pour succéder à l’ensemble des syndicats d’eau et d’assainissement, le taux des impayés étaient déjà très importants : 23 %, alors que la moyenne nationale est inférieure à 2 %. Depuis, il n’a pas cessé d’augmenter pour atteindre 43 % à fin 2023, selon un document remis par le syndicat à ses tutelles (les conseils départemental et régional et l’État) en juin 2024 et que Reporterre s’est procuré (page 30 du document).

« Quand Paris a pris connaissance de ce taux, personne n’a voulu y croire, raconte une source interne au syndicat. C’est à l’opposé de ce qu’affirmaient le préfet et les dirigeants du syndicat. Paris a même demandé un audit rapide pour vérifier s’il n’y avait pas de malversations ! » Le gouvernement (alors démissionnaire) a par ailleurs décidé de geler douze millions d’euros sur les vingt millions d’euros de la subvention annuelle versée pour financer l’exploitation. Interrogés par Reporterre, aucun des deux ministères de tutelle (celui de la Transition écologique et celui des Outre-mer) n’ont répondu à nos questions. Pas plus que la préfecture de Guadeloupe.

L’usine de production d’eau potable de Belle-Eau-Cadeau, d’où part le feeder.
© Thierry Gadault / Reporterre

Cette passe d’armes entre Paris et Basse-Terre (voir encadré) interroge aussi sur la capacité du syndicat à tenir les promesses de la nouvelle version de son plan d’investissement pluriannuel, présenté début août. Il prévoit un investissement de 247 millions entre 2023 et 2027. Soit une baisse de 73 millions d’euros par rapport au plan initial dévoilé en octobre 2023. Surtout, ce nouveau plan sacrifie les crédits alloués à l’assainissement : ils tombent à 46 millions d’euros, contre les 150 millions à l’origine (page 4 de ce document).

Menace d’une fermeture des eaux de baignade 

Une décision incompréhensible, alors que l’Autorité de santé régionale (ARS) ne cesse d’alerter sur les conséquences désastreuses des défaillances de l’assainissement, les eaux sales se déversant dans la nature et en bord de mer. En juillet dernier, dans son étude annuelle sur la qualité des eaux de baignade, l’agence inventoriait que « 63 % des baignades sont classées en qualité excellente soit 4 % de moins qu’en 2021 ; 16 % sont de bonne qualité, 4 % de qualité suffisante, 13 % de qualité insuffisante (dont 7 % interdites), soit 5 % de plus qu’en 2021 ». La menace d’une fermeture d’ici la fin de la décennie de l’ensemble des points de baignade, en rivières ou en bord de plage, s’alourdit de mois en mois.

Quant aux investissements sur les infrastructures, si l’enveloppe a été augmentée, les travaux programmés, qui consistent à changer des kilomètres de grosses canalisations, seront insuffisants pour remettre l’eau au robinet. « Le principal problème, c’est les fuites, dont 90 % concernent le réseau de distribution, et non les grosses canalisations », explique un technicien à Reporterre. Si le syndicat affirme en réparer entre 6000 et 7000 par an, elles seraient en fait plus nombreuses, entre 9000 et 10 000. « Il ne s’agit que des fuites visibles, nous ne pouvons pas détecter les fuites souterraines, précise ce technicien. Par exemple, à Capesterre-Belle-Eau, d’où part le feeder (le principal réseau de transport d’eau potable), le niveau de fuite atteint 400 m3 par heure ! C’est la raison pour laquelle il n’y a pas suffisamment de pression dans le feeder pour desservir toute la côte sud de Grande-Terre. »

Selon nos informations, la pression était ainsi tombée sous les 5 bars début septembre, alors qu’il en faut 7 pour aller jusqu’au Gosier et desservir les abonnés habitants sur les hauteurs. Et 11 pour alimenter Saint-François (la pointe sud-est de Grande-Terre). Dans ces conditions, Agnès, Amélie et tous les abonnés du sud Grande-Terre ne sont pas près de retrouver de l’eau tous les jours au robinet.


QUAND PARIS FAIT SEMBLANT DECOUVRIR LAALITÉ

La colère des autorités de tutelles parisiennes contre les dirigeants du SMGEAG ont fait une victime : la responsable de l’agence comptable (chargée du règlement des factures et des salaires), une fonctionnaire de la direction régionale des finances publiques, n’a pas obtenu le renouvellement de son détachement, selon une source préfectorale. Selon une source interne au syndicat, le directeur financier du SMGEAG serait également menacé, ainsi que le directeur général délégué, Marcus Agbekodo.

« Les élus menés par Jean-Louis Francisque, le maire de Trois-Rivières et président du SMGEAG, veulent le virer et le préfet Xavier Lefort leur a dit qu’il ne s’y opposerait pas », affirme un responsable du syndicat. Contacté via sa directrice de cabinet, le maire de Trois-Rivières ne nous a pas répondu.

Lettre d’avertissement du président du SMGEAG au directeur général délégué.

Mais cette poussée de fièvre subite qui a saisi Paris et les dirigeants guadeloupéens est en grande partie surjouée, voire factice. Depuis le début de l’année, aussi bien la tutelle parisienne que les élus locaux qui siègent au comité syndical du SMGEAG savent tout des problèmes au sein de l’agence comptable et de la direction financière. Un audit réalisé par la direction régionale des finances publiques, que Reporterre a obtenu, alertait dès le mois de janvier 2024 sur « la situation de l’agence comptable du SMGEAG […] fragilisée depuis la création en septembre 2021 », en raison notamment d’une surcharge de travail liée à la liquidation des précédents syndicats d’eau et d’assainissement dont elle devait aussi s’occuper (page 4 de ce document).

Mais la situation comptable et financière du SMGEAG est devenue tellement tendue qu’il faut maintenant désigner un bouc émissaire. Une solution provisoire qui ne permet pas de régler tous les problèmes qui pénalisent la structure et qui l’empêchent de rétablir un service normal de l’eau.
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