«Rien de ce qui est écrit dans ces pages n’est de la fiction », assure Sergio Gonzáles Rodríguez (1950-2017), journaliste et écrivain mexicain, en prologue de son récit Les 43 d’Iguala (1), publié en 2015, où il a « dû aller à l’encontre du ton mesuré qui domine le langage de la politique, de la vie publique, et même de la littérature et du journalisme ». Son enquête sur la disparition de quarante-trois étudiants dans l’État du Guerrero (dans le sud du Mexique, bordé par l’océan Pacifique) n’a effectivement pas grand-chose à voir avec la narration d’un fait divers : elle aborde avec minutie et grandeur, autant par le biais des témoignages recueillis que par l’analyse systémique, la violence qui règne dans les États mexicains et plus particulièrement dans les territoires les plus pauvres. Souvent livrés aux pratiques des narcotrafiquants, à la duplicité des autorités locales et nationales, à la complaisance de la police et aux agissements du grand voisin, ce sont des twilight zones (« zones crépusculaires ») propices à tous les abus, économiques, sociaux et politiques.
Le Guerrero en est un exemple : dans la nuit du 26 septembre 2014, quarante-trois étudiants qui se rendaient à une manifestation sont abattus par des hommes dont on ne sait s’il s’agit de soldats, de policiers ou de tueurs liés aux « narcos ». Ils sont effacés. Les autorités, notamment fédérales, trouveront quelques boucs émissaires, une façon commode d’invisibiliser les véritables assassins, mais également leurs victimes, ces « quarante-trois » qui venaient d’une école classée « rouge » par les pouvoirs publics — voire une pépinière de marxistes-léninistes, sympathisant avec diverses guérillas (celles du Guerrero et du Chiapas) ainsi qu’avec les paysans. Sont niés les responsabilités multiples, les enquêtes bâclées, les innocents transformés en coupables après des aveux « extorqués », le véritable « juvénicide » que cette affaire révèle. Et il n’est pas le premier. Répression contre les étudiants, assassinat ou emprisonnement de leurs leaders, surveillance des jeunes ouvriers et paysans, les autorités se méfient de tous les jeunes, surtout les plus pauvres, assimilés à de nouvelles « classes dangereuses ». Les femmes ne sont pas épargnées. Des os dans le désert (2002) rend compte de la vague de féminicides ayant eu lieu, entre 1995 et 2003, à Ciudad Juarez, dans l’État de Chihuahua (2). Plus de six cents victimes, dont la plupart ont disparu : de jeunes femmes issues des classes populaires, ouvrières dans les maquiladoras (des usines de multinationales situées à la frontière, bénéficiant d’exonérations fiscales), écolières ou étudiantes, que leurs familles recherchent en vain — journaux et représentants des autorités osent parler de « crimes passionnels ». Une fois encore, on rend invisible le fait que de tels actes sont le résultat d’un système culturellement patriarcal, politiquement autoritaire, économiquement corrompu. D’autant plus que dans cette ville-frontière se mêlent narco-satanisme, influences américaines (l’Agence centrale de renseignement [CIA] entre autres), rivalités entre le pouvoir fédéral et les autorités locales. « C’est un livre qui ne se situe pas dans la tradition des récits d’aventures, mais dans celle des récits apocalyptiques, qui sont les deux seules traditions à rester vivantes dans notre continent, peut-être parce qu’elles sont les seules à nous rapprocher de l’abîme qui nous entoure », écrivait à propos de ce livre le poète et romancier Roberto Bolaño, qui fera de l’auteur un personnage de 2066 (3). Ce que prolonge L’Homme sans tête (4), reportage et essai de Rodríguez, qui évoque l’histoire, le rôle, le sens de la pratique de la décapitation, de plus en plus exhibée par les cartels, tout en revenant sur le passé de son pays ou celui de sa famille. C’est savant, halluciné, dérangeant.
(1) Sergio González Rodríguez, Les 43 d’Iguala, préface de Marie Cosnay, traduit de l’espagnol (Mexique) par Guillaume Contré, Éditions de l’Ogre, Paris, 2023, 192 pages, 20 euros.
(2) Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert, traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon, Éditions de l’Ogre, 2023, 448 pages, 13 euros.
(3) Ce roman inachevé a été publié à titre posthume en 2004. Il a paru en 2008 chez Christian Bourgois, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.
(4) Sergio González Rodríguez, L’Homme sans tête, traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon, Éditions de l’Ogre, 2024, 190 pages, 12 euros.