• mar. Oct 1st, 2024

Sous des cieux déchirés, par Marina Da Silva (Le Monde diplomatique, octobre 2024)

ByVeritatis

Oct 1, 2024


Au Kirghizstan, Jaabars, léopard des neiges, jadis seigneur des hautes montagnes du Tian Shan, aujourd’hui rejeté par son clan, attend la mort, seule issue à la vieillesse qui le diminue inexorablement. C’est sur cette peine-là que s’ouvre le magnifique Quand tombent les montagnes, de Tchinguiz Aïtmatov, dont Louis Aragon célébra autrefois le bref Djamilia, « la plus belle histoire d’amour du monde ». Ce dernier roman (2006), paru en 2008 en France sous le titre Le Léopard des neiges (Le Temps des cerises), est aujourd’hui publié dans la traduction inspirée de Raphaëlle Pache. Jaabars introduit son alter ego humain Arsène Samantchine — présences croisées —, un journaliste marqué par un mariage raté et déçu par la société des années 1990 — anciennement socialiste et collectiviste —, qu’il voit sombrer dans la marchandisation à outrance et l’individualisme. De surcroît, il ne se remet pas de la trahison d’Aïdana, une jeune chanteuse rencontrée à Heidelberg, pour laquelle il voulait écrire un livret d’opéra fondé sur la légende kirghize de l’« éternelle fiancée », disparue le jour de son mariage pour ne pas renoncer à son amour. La belle lui a préféré un producteur arriviste qui lui ouvrait les portes du show-business.

Pour oublier, Samantchine retourne dans son village natal et se met à la disposition de son oncle, organisateur de chasses internationales. Il s’est lancé dans l’accueil de princes émiratis qui viennent en grand apparat capturer le léopard des neiges. Samantchine sera l’interprète érudit et le serviteur zélé de ces puissants que l’on n’avait encore jamais vus dans la contrée. Un projet d’envergure que celui de l’oncle, et qui promet d’enrichir tout le village. Jusqu’à ce qu’un grain de sable vienne gripper les rouages de ce scénario, trop hollywoodien pour ne pas être un traquenard. En attendant l’épilogue, qu’on ne dévoilera pas davantage, Samantchine a le temps de penser à sa vie, même si le destin ne lui laissera pas le loisir de la renouveler. On l’accompagnera tout de même dans son nouveau coup de foudre pour une jeune aventurière, et dans sa relation avec un ami d’enfance devenu trafiquant et chef de guerre. Si le roman, qui sait trouver l’étrange vérité des contes, ne nous mène pas vers un dénouement heureux, s’il s’emploie même à creuser les lignes de faille du monde et celles des vivants, il conduit à une réflexion politique et métaphysique dont on sort nourri et transformé.

Aïtmatov (1928-2008), né au Kirghizstan, État indépendant depuis 1991, était le fils d’un haut fonctionnaire exécuté lors des purges staliniennes. Si son œuvre, qu’il a choisi d’écrire d’abord en khirghize puis en russe, est imprégnée de la désillusion face au remplacement de la révolution par le totalitarisme, elle n’en exprime pas moins une certaine nostalgie de l’Union soviétique et des kolkhozes, et plus encore une franche déconvenue vis-à-vis de l’économie de marché qui leur a succédé. Aïtmatov était une figure politique. Il fut l’un des conseillers de Mikhaïl Gorbatchev, et ambassadeur de l’Union soviétique comme de la Russie puis du Kirghizstan. Mais, si un deuil national fut décrété quand il mourut, c’est parce qu’il raconta splendidement les beautés et les tensions de son pays.



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