Delta du Danube (Ukraine et Roumanie), reportage
Arrivée d’Odessa, Tetiana Balatska n’a pas pu résister au charme de Vylkove, une des « portes » du delta du Danube, bourgade de 5 000 habitants aux airs de bout du monde. En face, de l’autre côté du fleuve, la Roumanie et ses arbres émergent, inaccessibles. Plus à l’est, les marais s’élancent vers la mer Noire. Seule une route rénovée, aujourd’hui morcelée par des checkpoints militaires, permet d’y accéder en deux heures depuis le port fluvial d’Izmail.
Ce « havre de paix et de nature » pour Tetiana est aussi surnommé la « Venise du Danube » avec ses 46 kilomètres de canaux qui relient les habitations entre elles. Elle y travaille depuis 24 ans comme biologiste à la Réserve de la biosphère du delta du Danube, qui s’étend sur 4 200 km² entre l’Ukraine et la Roumanie.
Mais, depuis l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, le village de marins-pêcheurs est devenu une base militaire, arrière-poste de l’île des Serpents, attaquée dès les premiers jours par l’armée russe puis reprise par les Ukrainiens quelques semaines plus tard. Les bruits des affrontements, à quelques dizaines de kilomètres, ont fait trembler Vylkove.
« Toutes les cabanes des pêcheurs ont été détruites »
« Le littoral a été bombardé. Toutes les cabanes des pêcheurs ont été détruites », raconte Tetiana, qui ne peut constater les dégâts que par images satellites, car « la zone a été militarisée. Une large partie du delta côté ukrainien est inaccessible. Impossible d’évaluer les conséquences de la guerre sur la faune et la flore ».
L’énergique soixantenaire ne se laisse pas abattre. Elle continue notamment son travail d’éducation à l’environnement auprès des jeunes. Cet été, elle a organisé un camp côté roumain, avec des enfants de Vylkove, de Moldavie et de Roumanie. Un partenariat avec Rewilding Ukraine, branche de Rewilding Europe, ONG néerlandaise qui réalise des projets de « réensauvagement » depuis plusieurs années dans le delta.
L’une de leurs réalisations communes est implantée sur l’île d’Ermakov, bout de terre et de marécages de 2 300 hectares au centre du fleuve. Une cinquantaine de buffles d’eau y ont été introduits à partir de 2019, ainsi que des chevaux sauvages et chevreuils.
Ici aussi, la guerre menace : depuis l’été 2023, des drones russes ont visé les ports ukrainiens du Danube, dont celui de Vylkove à quelques reprises. « C’était à côté de l’île. Les animaux sont sans doute stressés par les explosions », s’inquiète Tetiana Balatska.
Pour se rendre à Ermakov, il faut emprunter une petite embarcation depuis le village. Dans ce contexte martial, l’île n’est accessible qu’aux militaires, sauf autorisation spéciale. Là, une vingtaine de buffles d’eau se jettent dans l’eau fraîche ou restent groupés près du rivage auprès de leurs petits.
« Ils recréent une mosaïque d’écosystèmes dans ces zones humides »
« Ils s’adaptent bien à ce type d’environnement, précise en visioconférence le chef de projet de Rewilding Ukraine, Mykhailo Nesterenko, qui a quitté Odessa pour les Pays-Bas au début de la guerre. Grâce au broutage, ils ouvrent des clairières, propices aux habitats d’oiseaux et autres petits animaux. Ils recréent une mosaïque d’écosystèmes dans ces zones humides. »
Le biologiste a pu constater la différence en quelques années : « Une île voisine ne bénéficie pas de cette réintroduction d’espèces. Elle n’a pas autant de biodiversité qu’Ermakov. »
Dans le delta, Rewilding Ukraine a un autre grand projet : la reconnexion de lacs avec le fleuve, près d’Izmail, « afin de retrouver le flux naturel de l’eau. Cela permet aux lacs de respirer et aux poissons de migrer », explique Mykhailo. Ces bassins ont été fermés pendant la période soviétique pour l’irrigation des cultures, provoquant une dégradation de la qualité de l’eau.
Là encore, la guerre apporte son lot de défis : « Il est difficile de trouver des hommes pour creuser les canaux, beaucoup sont partis ou enrôlés. » Devant un de ces lacs, là où un canal le reconnecte au Danube, des enfants nagent tandis que les adultes lancent leurs hameçons avant que la nuit tombe.
« C’est important pour les communautés locales, insiste Mykhailo. Elles sont demandeuses de projets de conservation de la nature, car c’est quelque chose de positif, à l’opposé des destructions. »
À une centaine de kilomètres, entre le delta du Danube et la Crimée, les affrontements ne cessent pas sur la mer Noire. L’armée ukrainienne a détruit près de 30 navires de guerre russes, dont les épaves et les carburants peuvent devenir des sources de pollution.
Épaves et nappes de pétrole
En septembre 2023, l’Ukraine a aussi récupéré les « Tours Boïko », des plateformes pétrolières en mer occupées depuis 2015 par la Russie. Sauf que les combats ont provoqué des incendies sur les plateformes dès juin 2022, qui ont duré près d’un an selon les écologistes. D’importantes nappes de pétrole ont ainsi été observées à la surface de l’eau.
Selon le Ministère ukrainien de la protection de l’environnement et des ressources naturelles, la guerre a causé des pertes de près de 7 milliards d’euros dans la région de la mer Noire, en partie causées par la destruction du barrage de Kakhovka, le 6 juin 2023, imputée à la Russie, causant une catastrophe environnementale sur les bords du Dniepr, mais aussi en mer.
La baisse soudaine de la salinité de l’eau, en raison de l’arrivée en peu de temps de masses d’eau douce, couplée avec l’augmentation de la pollution, a provoqué la prolifération de cyanobactéries, qui ont privé les espèces marines d’oxygène.
Près de 70 % des moules sont mortes
Elles ont notamment « causé la mort de près de 70 % des moules sur les côtes d’Odessa et ont durement affecté d’autres espèces », déplore Olena Marushevska, scientifique pour le Hub national ukrainien du Black Sea Assistance Mechanism (BSAM) de la Commission européenne. Un an plus tard, la biologiste s’inquiète de la présence de métaux lourds qui pourraient contaminer durablement le littoral.
En décembre 2023, l’Ukraine a démarré une enquête afin de poursuivre la Russie pour « écocide » devant la Cour pénale internationale. Pour les scientifiques, la grande difficulté est de pouvoir évaluer et mesurer les dommages, alors qu’ils ne peuvent accéder ni à la mer Noire ni à une grande partie du littoral, militarisés et truffés de mines.
Impossible aussi d’analyser les dégâts et sources de pollution dans les territoires occupés, dans la région de Kherson et en Crimée. Ils tentent alors d’observer les traces de pollution à travers des images satellites. Pour Olena Marushevska, « ce n’est pas suffisant ».
En Roumanie voisine, « le périmètre de recherche est également restreint à cause des mines flottantes », témoigne Adrian Stanica, directeur de GeoEcoMar, l’institut national roumain de géologie et de géo-écologie marine. Son équipe travaille avec celle d’Olena et d’autres instituts européens pour expérimenter de nouvelles méthodes de mesures.
Dans le cadre du projet de recherche européen Doors Black Sea, ils développent « un jumeau numérique » de la mer Noire. « C’est une méthode qui combine plusieurs sources : images satellites, modèles numériques et récolte d’échantillons sur le terrain selon une variété de paramètres, qui permettront de comprendre l’état de la mer Noire dans diverses conditions, détaille Adrian Stanica. Rassembler toutes ces données prend du temps, mais par la suite, nous pourrons réaliser ces mesures sans aller sur place. »
Mykhailo Nesterenko de Rewilding Ukraine, lui, ne veut pas tout voir en noir. Près d’Odessa, dans une zone où il n’y a plus de pêche ni de navires, les biologistes observent un retour de la biodiversité : « Sans activité humaine, la vie sauvage peut vite reprendre ses droits. »
Notre reportage en images :
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Ce reportage a été réalisé avec l’aide d’une bourse de The Europe-Ukraine Desk de l’association n-ost, avec le soutien financier de l’Union européenne. Le contenu de cette publication relève de la seule responsabilité des journalistes et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant la position de l’Union européenne.