• ven. Oct 18th, 2024

« L’écocide est une arme de guerre »


Accident ou acte délibéré ? En plein mois d’août, alors que des combats avaient lieu dans la région de Koursk, en Russie, des tonnes de matières polluantes provenant d’un site industriel de la petite ville frontalière de Tyotkino ont été déversées dans la rivière Seym. Cette pollution s’est ensuite retrouvée dans la Desna, en Ukraine. Les berges se sont recouvertes de poissons morts : 44 tonnes d’animaux auraient été déblayées.

Des élus ukrainiens accusent désormais la Russie d’avoir intentionnellement « empoisonné » ces deux cours d’eau. Un acte qui pourrait alors être qualifié d’« écocide », selon Sophie Marineau, doctorante en histoire des relations internationales à l’université catholique de Louvain (Belgique).

Reporterre — Comment analysez-vous cet épisode de pollution en Ukraine ?

Sophie Marineau — Un écocide, c’est mettre en danger ou s’attaquer à l’environnement de façon délibérée. Si la pollution dans les rivières Seym et Desna provient bien d’un déversement volontaire de composés chimiques, alors oui, cela pourrait être qualifié d’écocide.

Globalement, la Russie de Vladimir Poutine se sert des désastres environnementaux et des dégâts provoqués pour faire pression sur l’Ukraine. L’écocide devient alors une arme de guerre.

Pollution des rivières Seym et Desna en Ukraine.
© Louise Allain / Reporterre

En quoi est-ce une arme, et pas « seulement » un dommage collatéral de la guerre ? Dans le cas de la rivière Seym, par exemple, des combats avaient lieu autour…

C’est une stratégie pour mener la guerre. Dans un monde où les ressources ne sont pas infinies, l’écocide va forcer l’Ukraine à investir pour reconstruire les infrastructures détruites. Des moyens — qu’ils soient humains, matériels ou financiers — qui ne seront pas investis dans le complexe militaro-industriel.

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Dans le cas des rivières Seym et Desna, on sait que les habitants consommaient l’eau de ces cours d’eau, les poissons, les mollusques, etc. Par conséquent, polluer délibérément ces rivières est une manière pour la Russie de priver de ressources la population. Les scientifiques disent que cela prendra deux à trois ans avant que les rivières puissent se rétablir (si les déversements de produits chimiques cessent). Pendant ces années-là, cela va forcer la population soit à déménager, soit à dépenser des moyens humains, matériels et financiers pour remplacer ce que la source d’eau fournissait comme eau potable ou nourriture. Cela force l’état ukrainien à rediriger des ressources vers un besoin qui n’existait pas avant.

Depuis le début de la guerre en février 2022, y a-t-il eu d’autres événements marquants qui, selon vous, font partie de cette tactique d’écocide ?

Oui, la destruction du barrage de Kakhovka en juin 2023, par exemple. Celle-ci a détruit plusieurs milliers d’hectares de forêt, la faune a aussi été affectée [des dizaines de villages ont été inondés et des milliers de citoyens ukrainiens ont été évacués].

La Russie a également visé d’autres barrages et des centrales hydroélectriques en banlieue de Kyiv, pour couper l’approvisionnement en eau ou en électricité. Les infrastructures visées sont celles qui prendraient beaucoup de temps à être reconstruites, qui engageraient beaucoup de ressources matérielles, humaines et financières. Un rapport de la Banque mondiale estime déjà les coûts de reconstruction à près de 500 milliards de dollars [environ 459 milliards d’euros] pour tout le territoire ukrainien.

Il y a aussi le cas de la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe. Si elle était touchée, cela causerait un désastre environnemental conséquent, qui aurait des impacts sur l’Ukraine comme sur ses voisins.

Que peuvent faire les militants et activistes écologistes pour lutter contre ces écocides ?

Tant que la Russie déploie autant des moyens, c’est assez difficile pour les individus de les limiter. Mais l’Ukraine, en tant qu’État, a fait deux choses. D’abord, elle a ajouté l’écocide comme un crime dans sa législation. Si une personne est arrêtée dans le pays, et que l’on est capable de prouver qu’elle a collaboré ou provoqué un écocide, elle peut être arrêtée, jugée et condamnée pour cela. Cela peut être un citoyen ukrainien qui collabore avec l’envahisseur, un combattant ou un dirigeant russe, un combattant international…

Parallèlement, l’Ukraine essaie de faire reconnaître la notion d’écocide auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Volodymyr Zelensky [le président de l’Ukraine] souhaite attirer l’attention sur les conséquences directes de ces attaques contre l’environnement, mais aussi les conséquences à court, moyen et long terme sur sa population. C’est loin d’être gagné, cette reconnaissance est très complexe.

Quelle est la reconnaissance de l’écocide à l’international ?

Certains États insulaires qui vivent les conséquences directes du changement climatique — comme les Fidji, les Samoa et le Vanuatu — souhaitent aussi que la Cour pénale internationale puisse avoir cette compétence [elle est aujourd’hui seulement compétente pour juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les crimes d’agression]. Mais cela nécessite de définir l’écocide dans des critères très précis : qu’est-ce qu’on considère comme un écocide ? Comme un geste délibéré ? Comme un dommage collatéral ? C’est une notion délicate et la définition n’est pas si simple.

Par ailleurs, certains États luttent depuis des dizaines d’années pour faire reconnaître un acte de génocide sur leur territoire sans y arriver, alors que le génocide est déjà une compétence de la CPI. C’est le cas par exemple de la Bosnie avec le massacre de Srebrenica en 1995 [plus de 8 000 hommes et enfants musulmans bosniaques avaient été tués par l’armée de la République serbe de Bosnie, durant la guerre de Bosnie-Herzégovine]. Donc, même si la CPI obtenait une nouvelle compétence, ce n’est pas pour autant que l’Ukraine aurait gain de cause.

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