• sam. Oct 19th, 2024

le succès des ateliers de mécanique féministes


Grabels (Hérault), reportage

Les mains noircies par le cambouis, Lucie vérifie le réservoir d’huile de son Peugeot Expert. Niveau OK. À ses côtés, Florence et Laurie changent délicatement une ampoule de phare, tandis que Floriane s’est glissée sous son Transporter T4, affectueusement baptisé « Maurice ». Plaquettes de frein, caoutchouc des amortisseurs… « Il y a un an, je n’y connaissais rien, et maintenant, je sais ce qu’est un soufflet de cardan », sourit-elle, en référence à cette pièce essentielle qui protège le dispositif mécanique.

Au total, iels [1] sont une dizaine à avoir garé leur véhicule sur cette colline ventée de la périphérie de Montpellier. Certaines personnes sont novices, d’autres plus à l’aise avec les joints de culasse. Révision du moteur, check-up des roues… Objectif de l’après-midi : « Devenir plus autonome sur l’entretien de nos voitures et se réapproprier les savoir-faire techniques de base », précise Sarah, animatrice de cet atelier de mécanique auto singulier. Depuis trois ans, elle organise, avec l’association Les Déculassées, ces mini-formations en mixité choisie : elles sont réservées aux femmes ainsi qu’aux minorités de genre, comme des personnes non-binaires ou transgenres (voir notre lexique à ce sujet).

L’atelier proposé par Les Déculassées à Grabels (Hérault), le 27 septembre 2024.
© Sandra Mehl / Reporterre

Autonomie et économies

Tout a commencé en 2017, par de mauvaises expériences avec des garagistes. « Quand j’ai voulu acheter une voiture, je n’y connaissais rien, et j’ai galéré », raconte Sarah. Elle prit alors la décision de se former. D’abord pour elle-même, en autodidacte : tutos en ligne, échanges avec un ami mécanicien. Assez vite, « on a créé une mailing list [une liste d’e-mails] pour organiser des ateliers méca, en informel, dit-elle. Et ça a eu beaucoup de succès : il y avait clairement un énorme besoin. »

Ce fut le déclic : en 2021, elle passa son CAP mécanicienne, en candidate libre. « La mécanique auto n’était pas une vocation depuis toute petite, mais j’ai voulu me former pour transmettre », précise-t-elle. Dans la foulée, elle lança Les Déculassées, et proposa de premières initiations. Fonctionnement d’un moteur, entretien régulier, changement de roue, redémarrage avec des pinces croco.

Sarah (au centre), anime cet atelier de mécanique en mixité choisie.
© Sandra Mehl / Reporterre

Rapidement, quelques personnes passionnées du cric l’ont rejointe, à l’instar de Hakuna. « À l’origine, j’avais une voiture et j’étais pauvre, je voulais réparer moi-même », se rappelle-t-elle. Emballée par ce métier « à la fois délicat et bourrin », elle a ensuite passé son diplôme de mécanicienne.

Comme elle, la plupart des personnes venues sont en quête d’autonomie… et d’économies. « Je n’ai pas beaucoup d’argent, j’essaie donc de faire le maximum seule, et d’apprendre pour ne pas me faire arnaquer quand je vais chez le garagiste », explique Bénédicte. Appuyée sur le capot de son Kangou, elle se remémore en souriant une aventure récente : « Mon lève-vitre est tombé en panne, et plutôt que de le faire remplacer par un neuf pour 250 euros, j’ai trouvé la panne, démonté et tout réparé moi-même. C’était hyper gratifiant. »

Les formations des Déculassées sont à prix libre.
© Sandra Mehl / Reporterre

Afin de « rendre ces ateliers au maximum accessibles », les formations sont à prix libre, souligne Sarah. Un choix politique : « La mécanique auto, ça concerne tout le monde, qu’on ait une voiture ou qu’on soit en train de passer le permis. Les gens viennent de tous les milieux sociaux, des personnes ont peu ou pas de revenus et d’autres ont plus de moyens. » L’association ne roule pas sur l’or, mais s’en sort grâce aux participations aux ateliers, aux adhésions et à quelques subventions.

Se réapproprier le « domaine par excellence réservé aux mecs cis »

Autre parti pris hautement politique : la mixité choisie. « Dès le départ, c’était apprécié d’avoir des espaces entre femmes et minorités de genre, où l’on ose davantage poser des questions, utiliser les outils, ne pas savoir », indique Sarah.

Pour plusieurs participantes, cette organisation leur a été indispensable pour sauter le pas. « Je cherchais ce type d’espace, où l’on peut discuter collectivement, en confiance, explique Cannelle, venue [2] des Cévennes avec son Citroën Jumpy aux 400 000 km. La bagnole, c’est un peu le domaine par excellence réservé aux mecs cis, je trouve ça génial de se le réapproprier. »

Objectif pour les femmes et les minorités de genre, se réapproprier ce domaine très masculin.
© Sandra Mehl / Reporterre

D’autres, telle Hakuna, ont découvert ce principe lors de leur premier atelier : « Je n’étais pas du tout dans le milieu féministe avant, mais j’ai tout de suite trouvé ça super. Ça crée des liens d’entraide et de sororité. » Un cadre bienveillant qui lui a fait défaut lors de sa formation : « Je me suis retrouvée dans une classe qu’avec des mecs, qui pouvaient avoir des propos très sexistes… Ça a été galère, mais je me suis accrochée. »

Une dimension féministe indissociable du projet Les Déculassées : « Dans les luttes féministes, la réappropriation des savoir-faire techniques n’est pas toujours abordée, remarque Sarah. Or c’est un outil d’émancipation, qui participe à la déconstruction genrée de la société. » Pour la mécanicienne, « si on continue avec une société où seule une partie de la population détient les savoir-faire techniques tandis que l’autre en est privée et n’y a pas accès, on n’avancera pas ».

« L’impression de subir la bagnole » 

À genoux dans l’herbe rase, Lucie place une chandelle pour surélever son Expert. Après des années à bicyclette, elle a acquis cette fourgonnette il y a deux ans, quand elle est devenue maraîchère. « C’est mon outil de travail, je veux en prendre soin pour qu’il dure au maximum, dit-elle. Je préfère réparer plutôt que changer ou racheter. » Même son de cloche pour Floriane, dont le Transporter flirte avec les 500 000 km : « En l’entretenant au maximum, j’espère l’utiliser jusqu’à 800 000 km », envisage cette cantinière de tournage, qui vient de changer une durite de son système de freinage.

À contre-courant des injonctions au tout-électrique, Les Déculassées défendent ainsi « la réparation plutôt que l’envoi à la casse des véhicules » : « On prône l’autonomie des personnes, l’autoréparation, souligne Sarah. Il y a une dépossession croissante des savoirs, on dépend de plus en plus des choix d’obsolescence des constructeurs, d’autant plus avec les véhicules électriques. »

Une perspective qui a convaincu Laurie, heureuse propriétaire d’un Kangou « bleu France Télécom » de 1998, sans aucune trace d’électronique : « On utilise la voiture tous les jours, mais on ne sait pas du tout comment ça marche. Jusqu’ici, j’avais l’impression de subir la bagnole… Là je me sens devenir actrice. »

« La voiture est une porte d’entrée puissante vers l’émancipation technique », selon Sarah.
© Sandra Mehl / Reporterre

Signe que le projet des Déculassées fait mouche auprès de nombreuses personnes, les ateliers sont pleins jusqu’à la fin de l’année, les listes d’attente s’allongent et les sollicitations fusent pour des animations aux quatre coins de la France. En réponse, la petite équipe a lancé des tournées estivales pour transmettre les savoirs de base — comme en Bretagne l’été dernier — et propose des sessions intensives en vue de former de futures personnes à la mécanique.

Plusieurs personnes adhérentes de l’association ont également pris part à la création de La Tenaille, un festival féministe et queer autour des savoir-faire techniques. On peut s’y initier à la mécanique auto, mais aussi à la tronçonneuse, l’électricité, la soudure ou la menuiserie. Pour Sarah, « la voiture est une porte d’entrée puissante vers l’émancipation technique ».



Petit lexique non exhaustif :

L’article a été écrit afin d’être le plus respectueux possible envers les personnes présentes lors de l’atelier. Les termes utilisés ainsi que le point médian ne font pas partout consensus, et vous pourrez rencontrer des personnes ou des collectifs qui n’auront pas les mêmes définitions que celles qui suivent. Pour en savoir plus, le planning familial a rédigé un lexique.

  • mixité choisie : désigne un espace réservé aux femmes et aux minorités de genre, sur la base de l’autodétermination ;
  • minorité de genre : ce terme inclut toutes les personnes dont l’identité de genre diffère de celle considérée comme la norme, à savoir celle des personnes cisgenres (voir plus bas). Le terme désigne couramment les personnes trans, non-binaires ou intersexuées ;
  • personne cis : personne ne se ressentant pas d’un autre genre que celui qu’on lui a assigné à la naissance. L’adjectif cis est le diminutif de cisgenre ;
  • iel : pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier (iel) et du pluriel (iels), employé pour évoquer une personne quel que soit son genre.



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