Le centième anniversaire de la mort de Franz Kafka a donné lieu à une avalanche de publications, dont celle du troisième et dernier volume de la magistrale biographie de l’Allemand Reiner Stach (parue aux éditions du Cherche Midi). Stach s’est naturellement intéressé à la « première fiancée », la jeune Berlinoise Felice Bauer, avec laquelle Kafka entretint pendant cinq ans, entre 1912 et 1917, une correspondance intense qui déboucha sur des fiançailles rompues par deux fois, et coïncida avec la naissance de ses premières œuvres majeures, dont La Métamorphose et Le Procès. Les 511 lettres de Kafka (1) ont subsisté. Aucune de Felice. On sait qu’après leur rupture elle se maria, en 1919, avec un homme de quatorze ans son aîné, eut deux enfants, dut fuir l’Allemagne puis émigrer aux États-Unis en 1936, où elle exerça les métiers de masseuse et vendeuse de produits cosmétiques. Elle mourut en 1960. Ce sont là des faits. Mais qui était vraiment Felice ? Quelle marque Kafka laissa-t-il dans son existence ? Seul indice : elle conserva ses lettres près de quarante ans, avant de les vendre pour 8 000 dollars à un éditeur américain en 1956.
Magdaléna Platzová, professeure de littérature et romancière (Le Saut d’Aaron, Agullo, 2021), a voulu en savoir plus sur Felice et sa vie « après Kafka ». Son livre est l’aboutissement de dix ans d’enquête. Elle a retrouvé des descendants de Felice aux États-Unis, rencontré son fils Henry, interviewé sa petite-fille Leah, psychiatre à New York. Le portrait qu’ils brossent est celui d’une femme pragmatique et généreuse, sociable et travailleuse. Mais l’enquêteuse n’en apprend guère plus. Il semblerait que Felice ait choisi d’effacer Kafka. Elle n’évoquait jamais le passé. « Ma grand-mère n’aimait pas parler des choses désagréables », confie Leah.
Cette réalité qui lui échappe, Magdaléna Platzová choisit alors de l’imaginer. Ce faisant, elle redonne vie à tout un monde, tout un climat. S’imposent le Paris de 1935, où des Juifs fuyant l’Allemagne nazie ont trouvé un premier refuge précaire, le temps du choix, ardu mais crucial, d’un pays où émigrer et la gageure de se construire une nouvelle vie à New York, Los Angeles ou Tel-Aviv. Elle fait évoluer, autour de Felice, des membres de sa famille et des amis qui furent aussi ceux de Kafka. Max Brod bien sûr, mais également Grete Bloch, qui joua un rôle d’intermédiaire parfois ambigu entre Felice et Kafka, et prétendit même en avoir eu un fils, mort à 7 ans. Grete périt à Auschwitz en 1944 après plusieurs années d’un triste exil en Italie, où Magdaléna Platzová a tenté en vain de retrouver la trace d’un mystérieux bagage lui ayant appartenu et qui contiendrait peut-être des documents-clés sur cet enfant. Elle n’hésite pas à imaginer un certain Casimiro Appelbaum, qui importune tout le monde en se prétendant le fils de Kafka…
À la fois récit, roman, journal d’enquête, ce livre qui mêle hardiment réalité et fiction (les mêmes personnages apparaissent sous un nom réel ou fictif selon que la scène est attestée ou inventée) séduit par sa force d’évocation et son empathie pour une femme dont la gloire et le malheur furent d’aimer l’homme qui écrivait : « Je suis fait de littérature, je ne suis rien d’autre et ne peux être rien d’autre. »
(1) Franz Kafka, Lettres à Felice, Gallimard, Paris, 1972.