Il est l’un de ces grands méconnus qu’on redécouvre de temps à autre à la faveur d’une réédition, comme le récent Retour de Barbarie (1), assemblage de deux textes jusqu’ici édités séparément mais tirés des mêmes carnets. Raymond Guérin (1905-1955) a fait entendre une voix percutante, parfois qualifiée de célinienne, portée par la volonté de « tout dire ». Il vit à Bordeaux, où il reprendra le cabinet d’assurances paternel, mais ne se détournera jamais de la littérature. En 1927, il fonde une revue, publie ses premières chroniques et attire l’attention de Jean Paulhan. Le rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française (NRF) appuiera en 1936 la publication chez Gallimard de son premier roman, salué par la critique (2).
Mobilisé en 1940, très tôt fait prisonnier, il écrit dès que les circonstances le lui permettent. Plus de mille pages de notes et de réflexions couvrant la période de la « drôle de guerre » à la Libération, en passant par sa captivité, qu’il entend utiliser pour un futur roman (3).
Retour de Barbarie, dernière partie de ces feuillets, s’ouvre en novembre 1943. Après plus de trois ans en camp de prisonniers, à la veille d’être libéré, Guérin accepte difficilement l’idée d’abandonner ses camarades à leur sort. Revoir Paris et rendre visite à quelques relations dans le milieu littéraire ne saurait constituer une consolation. S’il aspire à la reconnaissance, il sait qu’il ne fait pas partie du sérail (4).
Durant ces quinze jours à Paris, il retrouve Jean Paulhan, Marcel Arland et Albert Camus, rencontre enfin son éditeur, Gaston Gallimard. Intimidé par ces illustres confrères qui l’interrogent sur sa captivité, il se sent inintéressant, et préférerait se taire. Obligé de rendre visite au pétainiste Jacques Chardonne, qui a œuvré à sa libération, il n’hésitera pas à lui dire ce qu’il pense de ses positions… Souvent accompagné par Henri Cartier-Bresson, qu’il a connu au stalag, Guérin traverse la capitale dans sa « défroque pisseuse de clochard », surpris de croiser des Parisiens qui s’accommodent fort bien de l’Occupation : la bourgeoisie n’a rien perdu de sa superbe. La guerre, se demande Guérin, ne frappe-t-elle finalement que les classes défavorisées ? Désemparé, étranger dans son propre pays, il s’emporte contre l’« empire de la sottise (5) » dans lequel triomphe l’idéologie barbare. « Je voulais faire confiance à l’homme, note-t-il, envers et contre tout. Je sais maintenant que je me trompais. »
Il rejoint alors sa future épouse, victime des lois antijuives et cachée à Périgueux. Il assistera avec soulagement et bonheur à la Libération, tout en déplorant l’opportunisme des résistants de la dernière heure, et, lors de l’épuration, l’indigence des procès comme les exécutions expéditives qui s’ensuivent. Guérin s’isole dans le travail. En 1950, cet amoureux de la Méditerranée accepte l’invitation à Capri de Curzio Malaparte, qu’il admire. Trois semaines riches en échanges, restitués par le menu (6).
L’auteur de La Peau, légende vivante et beau parleur, est dépeint dans toute sa complexité. Il inspirera l’un des personnages des Poulpes, le roman le plus ambitieux de Guérin, boudé par la critique et le public. Deux ans plus tard, il est emporté par une pleurésie, dans une certaine indifférence.
(1) Raymond Guérin, Retour de Barbarie, préface de Jean-Paul Kauffmann, Finitude, Le Bouscat, 2024, 204 pages, 18 euros.
(2) Zobain, Gallimard, Paris, 1936, rééd. Finitude, 2015.
(3) Les Poulpes, roman de huit cents pages paru en 1953 chez Gallimard et republié en 1983 par Le Tout sur le tout, n’est plus disponible. En revanche, le nécessaire La Peau dure (1947) a été réédité par Finitude (2017).
(4) Quand vient la fin, publié durant sa captivité en 1941, frôle le prix Goncourt. Henri Pourrat lui sera préféré.
(5) Le terme « barbarie » désigne chez Guérin l’Allemagne nazie ; celui de « sottise », la guerre et ses désastres. Cf. Le Temps de la sottise, Le Dilettante, Paris, 1988, puis Gallimard, 2003.
(6) Du côté de chez Malaparte, Finitude, 2024, 96 pages, 14,50 euros.