Des voiliers filant dans les vagues glacées, des tempêtes dantesques, des marins en route vers les pôles, seuls, à des milliers de kilomètres de la première côte… Le 10 novembre, quarante skippeurs et skippeuses s’élanceront des Sables-d’Olonne pour participer à la dixième édition du Vendée Globe, tour du monde à la voile en solitaire, sans escale ni assistance, connu comme « l’Everest » des marins. Les organisateurs promettent aux millions de personnes qui suivent tous les quatre ans cette course au large une « incroyable aventure » humaine, célébrant l’entraide, le dépassement de soi et la solidarité. Ces valeurs ne seront pas les seules portées au pinacle. Au-delà du défi sportif, l’événement est une formidable vitrine pour les marques, y compris les plus polluantes.
L’organisateur de la course, la Saem Vendée, revendique une cinquantaine de partenaires. Parmi eux : le constructeur automobile Hyundai, l’entreprise agroalimentaire Sodebo — partenaire « majeur » depuis vingt ans —, les supermarchés U de Vendée, le fabricant de brioches industrielles Fonteneau… Tous occupent une place de choix sur le site internet du Vendée Globe, ainsi que sur les stands de son mythique « village ». Installé aux abords du port des Sables-d’Olonne pendant les trois semaines précédant le départ, il a accueilli, lors de l’édition de 2016, 1,5 million de visiteurs.
À ces partenaires s’ajoute la centaine de sponsors des navigateurs, dont les logos s’affichent, immenses, sur les voiles des bateaux. On y retrouve des collectivités territoriales (la ville chinoise de Haikou, le département du Finistère) oudes associations (comme Lazare, qui soutient des colocations solidaires avec des personnes sans-abri). Mais aussi des géants de l’agroalimentaire, comme les spécialistes de la viennoiserie industrielle Brioche Pasquier et La Mie Câline ; le numéro 2 de la volaille en France, Maître Coq ; le leader national de la viande, Charal ; ou encore la multinationale McDonald’s.
Emblème de la malbouffe, condamnée en 2022 pour fraude fiscale, accusée par l’association de défense des animaux L214 de laisser libre cours aux « pires pratiques d’élevage et d’abattage des poulets », et faisant vivre, selon Mediapart et Streetpress, un « enfer » à ses salariées, son logo dévore la coque et les voiles du monocoque d’une des étoiles montantes de la discipline, Violette Dorange, 23 ans.
Selon la porte-parole de L214, Brigitte Gothière, la présence de McDonald’s, Maître Coq et Charal au Vendée Globe contribue à renforcer « l’emprise » de la viande sur notre société. Les produits carnés font partie des plus polluants, rappelle-t-elle. L’élevage représente, à lui seul, 12 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine. La militante pointe la dissonance entre l’expérience des coureurs au large et celles des animaux exploités par certains de leurs sponsors, en particulier Maître Coq, marque du groupe LDC, épinglé à plusieurs reprises par l’association. Les premiers expérimentent la liberté, le nez au vent, les yeux plongés dans l’immensité de la mer ; les autres « ne peuvent même pas étendre leurs ailes » dans leurs élevages, où ils vivent entassés « à vingt-deux par m2 ».
« Entrer dans les têtes par effraction »
Tout aussi surprenant, pour un sport vanté pour son recours au vent : le sponsoring du groupe vendéen Dubreuil, qui détient notamment les compagnies aériennes French Bee et Air Caraïbes. Les logos de ces dernières envahissent plusieurs centaines de m2 sur les voiles du navire Groupe Dubreuil skippé par Sébastien Simon. Mode de transport le plus énergivore, l’aviation est responsable de 2,4 % des émissions de CO2, selon une étude publiée dans la revue Atmospheric Environment. En prenant en compte les effets des traînées de condensation qui se forment dans le sillage des avions, ils contribuent pour près de 6 % au réchauffement global de la planète.
31 millions de bénéfices
L’omniprésence des marques au Vendée Globe a des racines anciennes. Dès sa création, en 1989, le destin de cette course au large s’est retrouvé intimement lié à celui des entreprises. Ce n’est que grâce au soutien de la banque Crédit agricole et du groupe agroalimentaire Fleury Michon, qui contribuèrent alors chacun à hauteur de 1 million de francs à son organisation, que son créateur, Philippe Jeantot, parvint à boucler son budget, racontent Didier Planson et Fabrice Hodecent dans leur ouvrage Ainsi naquit le Vendée Globe (éd. Rouquemoute, 2020).
Les marques ont très vite perçu le potentiel économique de ce méga spectacle sportif. En 1989, déjà, 150 000 personnes étaient venues assister au départ des concurrents du Vendée Globe ; les aventures des skippeurs avaient inspiré cette année-là quelque 6 500 articles de presse, rapportent Didier Planson et Fabrice Hodecent.
Depuis, les retombées médiatiques n’ont fait que s’amplifier. Lors de la dernière édition, en 2020, le site internet et les applications du Vendée Globe ont totalisé 452 millions de pages vues. En France, plus de 66 % des Françaises et Français ont suivi l’événement. La course a également été très couverte à l’international : 118 chaînes de télévision, présentes dans 190 pays, ont parlé de cette épopée maritime. Tous médias confondus, 193 000 sujets ont été consacrés au Vendée Globe.
Une manne pour les entreprises présentes. « Ça permet de faire de la publicité à peu de frais », explique Thomas Bourgenot, chargé de plaidoyer au sein de l’association Résistance à l’agression publicitaire, qui a notamment travaillé sur le sponsoring sportif. La pratique, décrit-il, permet « d’entrer dans les têtes par effraction » : « Pendant une page de pub, on sait qu’on va être soumis à un message commercial. Mais quand on regarde une compétition, on n’en est pas conscient. »
Le sponsoring est d’autant plus efficace, dans le cas de la course au large, que les bateaux portent fréquemment le nom des marques qui les financent — noms qui finissent par être évoqués, pendant trois mois, dans les journaux télévisés et à la radio, au gré des péripéties de leurs skippeurs. « Un biais cognitif, le biais de simple exposition, fait que plus on est soumis à une marque ou à un nom, plus on a un biais positif sur ce nom », décrypte Thomas Bourgenot.
S’associer à des aventuriers admirés pour leur témérité, leur proximité avec l’océan et leur humilité face aux éléments naturels permet également « d’associer » ces valeurs à l’image des marques, souligne Thomas Bourgenot — même si elles en sont parfois, notamment dans le secteur agroalimentaire, très éloignées. « On n’achète pas de l’espace publicitaire, on raconte une histoire », confiait Patricia Brochard, la présidente de Sodebo, dans les colonnes de Ouest-France en 2023.
Être lié au Vendée Globe a largement contribué à l’essor du fabricant de pizzas, sandwichs et salades sous vide : en vingt ans de partenariat, le pourcentage de Françaises et Français disant connaître la marque est passé de 8 à 92 %. L’entreprise, qui consacre 4 millions d’euros par édition à la course, estime son retour sur investissement à 31 millions d’euros, d’après Les Échos — près de huit fois sa mise.
Sodebo n’a rien d’un cas unique : la victoire du skippeur de Maître Coq, en 2020, a offert à l’entreprise vendéenne une visibilité équivalente à celle offerte par une opération publicitaire à 4,5 millions d’euros, selon son directeur général Christophe Guyony. Sa notoriété a également été multipliée par deux auprès de son cœur de cible, les « ménagères » de 25 à 49 ans avec enfants.
« Faire la promo de l’avion, ça me choque »
Dans le petit monde de la course au large, quelques-uns s’interrogent quant à la présence d’entreprises aux antipodes de l’imaginaire associé à la voile. Directeur de recherche en écologie et membre du collectif de navigateurs La Vague, Simon Fellous estime que leur mise en valeur pose autant — voire plus — problème que les collisions avec les cétacés, ou que la pollution associée à la fabrication des navires de course. « Promouvoir la consommation de bœuf, les vacances au soleil en avion, ça crée un désir pour quelque chose dont on n’a pas besoin, qui est néfaste pour la santé et l’environnement… Ça influence la société dans une direction qui va à l’opposé de l’intérêt général. »
« Faire la promo de l’avion, alors qu’on veut montrer qu’on peut faire l’inverse avec un bateau, ça me choque », abonde le skippeur Stan Thuret, qui a renoncé à la compétition en 2023 en raison de « l’hyperconsommation » encouragée par son sport. Le choix de sponsors polluant est sous-tendu, selon lui, par une vision « néocolonialiste » de l’océan : certains skippeurs aiment « le consommer, glisser dessus, aller vite, mais ne réfléchissent pas à la manière dont leurs choix quotidiens l’impactent ».
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D’autres voies sont-elles possibles ? Le navigateur Arthur Le Vaillant — qui insiste sur le fait que la voile, contrairement à la course automobile, a « tout en elle pour durer dans le temps » —, évoque l’idée d’un texte similaire à la loi Évin (qui a interdit, en 1991, toute publicité directe ou indirecte en faveur du tabac). Cette fois, le législateur pourrait encadrer le sponsoring du sport d’extérieur en fonction de critères environnementaux. Avec ses camarades du collectif La Vague, Arthur Le Vaillant raconte avoir songé à créer une charte contraignante sur le choix des sponsors. Les coureurs, imagine-t-il, pourraient s’engager à n’être financés que par des entreprises dont la trajectoire est alignée avec les objectifs de l’Accord de Paris.
« Il ne faut pas se leurrer, on n’est pas le football, tempère Antoine Mermod, le président de la Classe Imoca (la « ligue » des navires participant au Vendée Globe). On n’en est pas au point où on peut choisir nos partenaires. » Entre le financement des bateaux — toujours plus rapides, et donc plus coûteux —, le salaire des skippeurs, et ceux de leurs équipiers, chaque projet Vendée Globe coûte entre 500 000 et 3 millions d’euros par an. La recherche de financeurs étant, de l’aveu de très nombreux navigateurs, « une galère », restreindre les prétendants à des associations ou des entreprises neutres en carbone pourrait être périlleux. D’autant que « les entreprises vertueuses ne sont pas celles qui ont le plus gros budget communication », note Arthur Le Vaillant.
La Classe Imoca est-elle pour autant fière de tous ses sponsors ? « On respecte tous les projets, dit Antoine Mermod, qui n’envisage pas, pour le moment, de mettre en place une charte. Chacun est libre d’aller dans le sens qui lui semble bon, on n’est pas équipés pour juger de comment les uns et les autres montent leurs projets. »
Même approche du côté des organisateurs. Afin de boucler le budget de 21 millions d’euros de la course, son président, Alain Lebœuf, explique prendre les partenaires « qui viennent à [eux] », sans qu’ils soient soumis à une quelconque obligation environnementale. « Aucune entreprise n’est 100 % verte », répond-il quand on lui demande s’il n’est pas paradoxal, pour une course de voile, de faire la promotion de compagnies aériennes, de constructeurs automobiles et de chaînes de fast-food. « Je ne peux pas condamner des entreprises tant qu’elles ont une volonté d’amélioration. » Le virement de bord écolo est encore loin.
Le cas de la Route du Rhum
La dimension publicitaire est loin d’être spécifique au Vendée Globe. Interrogé sur les conditions de création de la Route du Rhum, en 1978, le frère du navigateur Olivier de Kersauson, Florent de Kersauson (candidat sur les listes Rassemblement national depuis 2021) racontait au micro de France Bleu Armorique : « J’avais un très bon copain […] qui était secrétaire général du syndicat du sucre et du rhum, et qui s’occupait des intérêts des rhumiers et des gens qui faisaient du sucre à l’époque aux Antilles. Et au cours d’un déjeuner, ce copain de fac me dit : […] “Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour la promotion du rhum ?” Et je lui dis : “Mais il faut faire une course à la voile, bien sûr, qui va vers les Antilles, à l’automne !” L’idée est née comme ça. »
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