• mer. Nov 13th, 2024

Face à la montée des eaux, « l’exil climatique est un drame existentiel »


Thibault Le Pivain a été salarié des Nations unies. Il est aujourd’hui consultant et journaliste et a écrit ce texte après avoir passé deux mois à Bougainville en début d’année 2024.


Lorsqu’on pense « exil climatique », nous viennent souvent en tête des images de crues et de maisons inondées comme celles montrées en boucle par les journaux télévisés. Mais le désarroi existentiel qui accompagne l’exil, quand les conditions de vie sont devenues intenables, reste, lui, tu, méconnu. Et pourtant, des populations le vivent déjà ou redoutent de le vivre.

Dans le sud-ouest de l’océan Pacifique, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, se trouve l’atoll des îles Carteret, un ensemble de six éclats de terre dont le point culminant n’atteint que 1,20 mètre. Là-bas, l’eau monte.

L’eau monte, et le sel s’insinue dans le sol, détruit les racines des bananiers, des taros et des arbres à pain, rend les nappes phréatiques imbuvables, tandis que les précipitations, de plus en plus imprévisibles, ne garantissent plus des réservoirs d’eaux de pluie suffisamment remplis. Parallèlement, les vagues de chaleur réduisent les stocks de poissons, abîment les coraux — et l’écosystème marin qui en dépend. Le gouvernement local en est réduit à importer des aliments par speed boat, ce qui est très coûteux.

Les îles Carteret sont un ensemble de six éclats de terre qui forment un atoll.
Nasa

Alors quelle autre solution que l’exil quand le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) prévoie que le niveau de l’eau pourrait encore s’élever de 0,38 à 0,77 mètre d’ici à 2100 ? Quand « certains enfants n’ont plus pour se nourrir qu’une noix de coco le matin et une l’après-midi avant d’aller se coucher », alerte Ursula Rakova, directrice de Tulele Peisa (Naviguer les vagues par nous-mêmes), une organisation qui coordonne le processus de relocalisation de certains habitants vers Bougainville, l’île haute la plus proche.

Un sentiment de perte culturelle très déstabilisant

« Les personnes qui ont quitté les îles Carteret pour Bougainville portent en elles un sentiment de perte et de chagrin d’avoir abandonné leur terre d’origine », analyse sœur Lorraine Garasu, qui dirige le Nazareth Rehabilitation Centre de Bougainville, un établissement religieux qui leur offre un soutien psychologique et médical. Un chagrin d’autant plus profond qu’un billet retour vers l’atoll coûte 400 kina (environ 95 euros), une dépense qu’ils peuvent rarement se permettre.

Le psychiatre et anthropologue Maurice Eisenbruch appelle ce chagrin un « deuil culturel » (cultural bevearement, en anglais), soit « l’expérience vécue par une personne ou un groupe déraciné, résultant de la perte de structures sociales, de valeurs culturelles et d’identité personnelle ». Selon ce chercheur australien qui a étudié la psychologie des réfugiés, une grande partie de cette douleur existentielle émane des difficultés à retrouver un passé perdu et à garantir la survie de sa culture.

«  Les personnes qui ont quitté les îles Carteret portent en elles un sentiment de perte d’avoir abandonné leur terre d’origine  », analyse sœur Lorraine Garasu.
© Thibault Le Pivain

Des questions les hantent : que vont devenir les sites sacrés, les ossements des ancêtres ? Seront-ils emportés par les eaux ? « Que faire ? Les déplacer vers nos nouveaux lieux ? Ce sont des questions très difficiles », explique Ursula Rakova, mais si importantes qu’elle envisage, avec d’autres exilés, de « retracer l’histoire des îles Carteret pour les générations futures. Le livre s’appellera The Carteret Story ».

«  Certains enfants n’ont plus pour se nourrir qu’une noix de coco le matin et une l’après-midi avant d’aller se coucher  », alerte Ursula Rakova, directrice de Tulele Peisa.
© Thibault Le Pivain

Les réfugiés cherchent à reconstruire leurs écosystèmes

Depuis mars 2009, 10 familles (soit 83 personnes) des îles Carteret ont été réinstallées sur les hauteurs de Bougainville, où elles ont fondé un nouveau village : Woroav. 350 autres familles, environ 1 700 personnes, devraient aussi l’être d’ici à 2030.

À peine arrivés, ces Tuluun (peuples de l’océan) ont instinctivement cherché à reconstituer leur environnement, car ils craignent autant de perdre leur écosystème familier que leur culture : « Nous voulons protéger nos espèces indigènes de l’extinction. »

La forêt autour du village regorge désormais d’arbres taun, dont le bois est traditionnellement utilisé pour la construction des maisons de style Carteret. Y abondent aussi des plantes aux propriétés médicinales et diverses espèces de fruits et légumes reconnus pour leur saveur unique. « Nos noix de coco sont très sucrées. Nos taros ont un goût et une odeur particuliers. Nous avons notre propre manière de les cuisiner ! »

En transplantant ces plantes et arbres sur les hauteurs de Bougainville, une île au climat similaire, les résidents espèrent créer un sanctuaire biologique, pour s’assurer que leur patrimoine naturel et culturel pourra perdurer pour les générations futures, quel que soit l’avenir des îles Carteret.

Un soutien international qui tarde

Depuis des années, les îles du Pacifique réclament des ressources financières pour pallier les dommages causés par le changement climatique. En 1991, le Vanuatu, au nom des pays de la région, avait porté cette demande à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, exhortant les pays, notamment industriels, à prendre en compte leur responsabilité historique. Trente-et-un ans plus tard (!), en 2022, un fonds était créé lors de la COP27, puis rendu opérationnel l’année suivante, lors de la COP28.

Une promesse initiale de 611 millions d’euros était alors faite, renforcée par un ajout de 10 millions de l’Autriche et de 6,47 millions de la Corée du Sud. Toutefois, ces montants paraissent insignifiants face aux projections de dommages futurs dans les économies émergentes, estimées par les chercheurs Anil Markandya et Mikel González-Eguino en 2018 entre 268 et 536 milliards d’euros d’ici à 2030, et entre 1,02 et 1,61 trillion d’euros d’ici à 2050.

Des taros importés des îles Carteret et implantés à Bougainville.
© Thibault Le Pivain

La COP29, qui se tient à Bakou jusqu’au 22 novembre, va prolonger les discussions autour de ce fonds pour pertes et dommages afin de réviser l’engagement financier des nations les plus prospères envers les pays vulnérables. Sur les vastes étendues de l’Océanie, 27 % des îles émergent à peine à 5 m au-dessus des eaux. Si les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent sur leur trajectoire actuelle sans fléchissement notable, le sort des Carteret ne sera plus une exception, mais une réalité commune, forçant d’autres peuples insulaires à délaisser leurs foyers.

Espérons donc que les ressources financières internationales ruissellent à temps jusqu’à ces communautés plongées dans des environnements dégradés, et les aident à préserver leur culture d’origine.

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