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La fiction dépasse la réalité, par Morvandiau (Le Monde diplomatique, août 2024)

ByVeritatis

Août 13, 2024


«On reconnaît les histoires vraies à ce qu’elles n’ont pas de chute », disait l’artiste et écrivain Roland Topor, rappelant en creux que la forme dominante des récits est une pure construction dramatique. Depuis une vingtaine d’années, associant le gage de l’authenticité des événements relatés aux articulations stéréotypées de la narration, le marché de la bande dessinée exploite ainsi largement ce qu’une expression-valise désigne par « bande dessinée du réel ». Autobiographie, vulgarisation scientifique ou reportage sont devenus des filons éditoriaux négligeant souvent les possibilités du langage dans lequel ils s’expriment. L’ambition artistique qui entend rendre compte des facettes multiples de la réalité se heurte là à l’appauvrissement de ses moyens narratifs. Fort heureusement, quelques réussites contribuent à sortir le chroniqueur du rôle de râleur patenté.

Un bel exemple, ancien mais remarquable, est offert par le travail de Vincent Vanoli. L’harmonieuse palette de gris déployée dans son univers évoque les décors du cinéma expressionniste allemand autant que les paysages de sa Lorraine natale. La Grimace, combinaison onirique de souvenirs d’enfance, culmine assurément au sommet de son art. Bien qu’on navigue sans aucun doute en pleine bande dessinée, on entend les sons — comme le silence —, à Longwy, dans la rue Thiers autrefois fourmillante du trafic lié à l’activité des hauts-fourneaux (1). Les odeurs — de l’usine, du tabac, de la rouille — hantent ce songe mélancolique. Une galerie de personnages se met en branle : la famille, les voisins, les travailleurs, les copains ados, les filles qui intimident… chaque personnalité porte le masque et le costume surgis des réminiscences de l’auteur. Vanoli et son ascendance ouvrière et immigrée (se) réfléchissent sous nos yeux, prenant conscience des déterminations sociales et culturelles d’une époque révolue.

Fiction et réalité se mêlent également dans Creuser Voguer de Delphine Panique (2). Elle propose « dix faux témoignages de dix métiers presque existants ». Chaque récit, tout en nuances de bleu ou de jaune, est servi par un trait épuré et des motifs relevant parfois de l’abstraction. Loin de la doxa réaliste, cette figuration inventive, à la fois distanciée et sensible, nous entraîne au cœur de l’exploitation que raconte chacune de ces travailleuses. Maraîchage, élevage, usine, métiers du soin, les champs du labeur sont vastes et n’excluent (presque) aucun sacrifice. Chaque narratrice décrit dans son journal le quotidien de son activité, de ses relations, de ses contraintes, de ses états d’âme et de ses motivations. La précarité, levier d’une mécanique impitoyable, suscite en elles un mélange de lucidité, d’endurance et de résignation au goût amer, étonnamment présent.

Toute l’œuvre de l’autrice belge Dominique Goblet interroge les notions de relation (filiale, amoureuse, érotique). Après le livre Plus si entente, paru en 2014, elle poursuit avec Le Jardin des candidats son œuvre en compagnie de l’auteur allemand Kai Pfeiffer (3). Les deux artistes y explorent ensemble les possibilités offertes par l’espace de l’exposition. Ce nouvel album présente ainsi des fragments qui relèvent et de la bande dessinée (mêlant encre noire et lavis de verts) et du volume (photographies de sculptures et de céramiques), et continue d’explorer les thèmes du désir et de la performance. Les candidats du titre — des hommes — rêvent d’être choisis, affectivement et sexuellement, par le personnage de la « Mère » et se soumettent, pour ce faire, à un énigmatique protocole dans un jardin ponctué de vases, de coupes et de buissons. Cette fiction débridée, fondée sur une collection d’authentiques annonces tirées de sites de rencontres, mélange allègrement grotesque et pathétique, fantasme et réalité. Elle pointe avec ironie la misère sexuelle de mâles qui pleurent une masculinité titubant au sein de la compétition des sexes et des cœurs.



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