• ven. Sep 20th, 2024

En Guyane, un mémorial rend hommage aux autochtones exhibés dans des « zoos humains »


Iracoubo (Guyane), reportage

Signe que l’événement est historique, les derniers chamanes Kali’nas en activité ont quitté leur village pour rejoindre Iracoubo, commune de l’ouest guyanais. Le 11 août, un mémorial très attendu par les Kali’nas et les Arawaks-Lokonos — deux des peuples « autochtones », le terme « amérindien » étant perçu comme colonial —, vivant en Guyane française et au Suriname, est inauguré dans le contexte de la Journée internationale des peuples autochtones, célébrée chaque 9 août.

Une fois les nombreux discours officiels achevés, ceux que l’on appelle ici « piiyai » (chamane) et dont les traits traduisent une vieillesse avancée, s’avancent vers le monument encore caché par des feuilles de palmiers tressées, pour lancer une cérémonie spirituelle. Difficile pour le profane de saisir le sens profond des libations de cachiri — la bière de manioc — et du rythme du malaka, l’instrument dont les chamanes ne se séparent presque jamais. Quant aux chants en langue kali’na, repris en chœur par les yopotos, les chefs coutumiers, on n’en saisit guère que l’intense émotion. « C’est une cérémonie du port du deuil, avec une forme de bénédiction, pour le bon accueil des âmes », traduit un spectateur kali’na.

Puis, c’est la révélation. Deux femmes de bronze portant le kalimbé traditionnel comme seul vêtement sont dévoilées au public. La plus âgée s’appelle Ahiemaro. La plus jeune, Molko. La première vivait sur le fleuve Sinnamary, dans l’actuelle Guyane, et fut envoyée avec une partie de sa famille à Paris, en 1882. Le voyage était volontaire, mais bercé d’illusions par les mensonges des colons français sur leurs buts réels. La seconde a grandi dans un village de l’actuel Suriname jusqu’à l’année de ses 15 ans, en 1892, date à laquelle elle a aussi été embarquée, avec sa famille, vers la capitale française.

Les sculptures de Molko (à g.) et Ahiemaro (à d.).
© Enzo Dubesset / Reporterre

À travers ces deux femmes, sont représentés les 45 Kali’nas et les 2 Arawaks ayant été exhibés sur les pelouses du Jardin d’acclimatation de Paris, puis dans d’autres villes européennes, au cours de ces voyages. Dans ces véritables zoos humains, ceux que l’on nomme alors encore « Galibis » ou « Caraïbes » sont une attraction très populaire. Vêtus d’un simple kalimbé malgré le froid hivernal, entourés de plantes exotiques et bardés d’objets traditionnels, les autochtones sont quotidiennement mis en scène dans des représentations aussi grotesques et humiliantes qu’épuisantes. Neuf d’entre eux mourront de maladie avant d’avoir pu revoir leur terre natale.

Si ce pan méconnu de l’histoire coloniale est resté vivant à travers la mémoire orale des peuples concernés, et s’il a été partiellement révélé au reste du monde lors de travaux anthropologiques dans les années 1990, il n’avait encore jamais fait l’objet d’un travail mémoriel.

Photos prises par Roland Bonaparte en 1892 (dont Molko, à g.), seule trace photographique du passage des autochtones à Paris.
© Enzo Dubesset / Reporterre

« Cela fait cinq ans personnellement, et deux ans à travers le cadre de mon association, que je travaille à leur redonner une existence et une fierté perdue lors de leur exposition comme des “sauvages” à Paris », raconte, émue, Corinne Toka-Devilliers, présidente de l’association Moliko Alet+Po (« Les descendants de Moliko », l’autre orthographe de Molko) à l’origine de la démarche et elle-même descendante directe des deux femmes statufiées.

« Aujourd’hui marque un acte de reconnaissance et de paix symbolique qui sera gravé dans nos mémoires. C’est un moment fraternel de recueillement pour toute la Guyane et ses composantes », affirme Éric Louis, yopoto et président du Grand Conseil coutumier de Guyane, une organisation représentant les cultures autochtones de la région.

Le banc des yopotos, les chefs coutumiers kali’nas. Chaque village est représenté par un yopoto, la fonction est héréditaire. On les reconnaît à leur coiffe de plumes.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Vitalité culturelle, combats politiques

L’inauguration, ayant réuni 400 personnes et les principaux élus de Guyane, a aussi permis de mettre en valeur les identités et les cultures des peuples autochtones. Outre la présence notable des piiyais, c’était l’occasion de danser au son des sanpulas, les tambours traditionnels et d’écouter divers groupes traditionnels. Ailleurs en Guyane, après des danses et chants, ont eu lieu des concours de tir à l’arc, de râpage de manioc ou encore celui du « meilleur buveur de cachiri ».

Lire aussi : En Guyane, Macron esquive les revendications des peuples amérindiens

Ces journées sont aussi très politiques, dans un contexte où ces derniers militent pour la reconnaissance de leurs droits et une meilleure représentativité, y compris dans les instances locales. Ils réclament par exemple que Paris ratifie la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), à ce jour le seul instrument contraignant protégeant les droits fondamentaux des peuples indigènes dans le monde, mais aussi leur capacité à s’autodéterminer ou protéger leur environnement. Contrairement au Brésil, à l’Espagne ou au Mexique, la France a toujours refusé au nom de « l’indivisibilité » constitutionnelle de la République.

Un piiyai (chamane) lors de la cérémonie spirituelle accompagnant l’inauguration.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Si l’inauguration du mémorial d’Iracoubo marque une indéniable avancée, ce n’est « que la première étape » pour « rétablir l’ordre d’un passé colonial », affirme Corinne Toka-Devilliers. Son prochain objectif est désormais de faire rapatrier les ossements appartenant aux autochtones morts lors du voyage de 1892, actuellement conservés au musée de l’Homme, à Paris.

En décembre 2023, une loi à l’initiative du Sénat a été adoptée pour favoriser la restitution des restes humains contenus dans des collections publiques à des pays étrangers. Seulement, la situation des territoires ultramarins — oubliée dans un premier temps alors que 5 % des ossements contenus dans ces collections en proviennent — a été renvoyée à plus tard, le gouvernement ayant jusqu’à décembre 2024 pour mettre en place une procédure spécifique.

En septembre, une délégation menée par Corinne Toka-Devilliers sera reçue par le ministère de la Culture à ce sujet. « C’est une violence insoutenable d’imaginer que nos aînés sont toujours dans des boîtes fermées au fond d’un musée, 132 ans après leur mort, confie-t-elle. Même s’il y a des blocages, des réticences, je ne lâcherai rien. »

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