La méthanisation, stade suprême de l’agriculture industrielle, par Claire Lecœuvre (Le Monde diplomatique, décembre 2022)


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Benoît Maire. – « Peinture de nuages », 2022

© ADAGP, Paris, 2022 – Photographie : Bertrand Huet / Tutti image – Galerie Nathalie Obadia, Paris, Bruxelles

Un dôme vert apparaît au détour d’un petit bois, au milieu de champs. Le méthaniseur de MM. Joël et Cédric Laverdet, éleveurs de porcs dans l’ouest du Lot, fonctionne depuis 2012. Les lisiers ou fumiers issus de l’élevage émettent du méthane, un gaz au redoutable effet de serre quand il s’échappe dans l’atmosphère. La méthanisation vise à récupérer ce gaz pour produire de l’électricité et de la chaleur ou, après épuration, pour l’utiliser comme carburant dans les réseaux de gaz naturel, les bouteilles à usage domestique et tous les véhicules adaptés. Les procédés consistent à faire fermenter par voie liquide ou solide diverses matières appelées intrants dans un milieu sans oxygène. Des micro-organismes décomposent la matière organique en émettant plusieurs gaz : méthane, dioxyde de carbone, etc. Le « digestat » restant est ensuite épandu dans les champs comme fertilisant. Comme M. Joël Laverdet, la plupart des agriculteurs ont opté pour une unité par voie liquide continue, pratique pour des intrants ayant moins de 20 % de matières sèches, comme les lisiers.

Parée de vertus sur le papier, la production de biogaz rencontre pourtant de plus en plus d’oppositions locales. Outre les mauvaises odeurs qui mobilisent contre elles de nombreux voisins, l’usage des digestats n’est pas sans incidence sur l’environnement, en particulier les rivières. Mais, au-delà des remèdes à apporter aux multiples nuisances, deux visions de la filière s’opposent : d’un côté, un écosystème avec de petits méthaniseurs, consommant et produisant ce dont il a besoin localement, à l’échelle d’une exploitation ; de l’autre, un système productiviste qui repose sur d’immenses méthaniseurs, centralisant les lisiers de dizaines de fermes, et qui vise à produire de grandes quantités d’énergie à répartir sur un réseau national ou à vendre à l’étranger, avec de plus grosses centrales — mais qui ne se contente plus de recycler et doit être alimenté par une production accaparant une partie des surfaces agricoles.

Forte opposition des habitants

En 2010, la France ne comptait que 44 installations utilisant des ressources agricoles, avec 38 unités à la ferme et 6 centralisées. Encore méconnu, le procédé restait à l’initiative des agriculteurs. Ces unités transformaient le méthane en électricité et en chaleur au moyen de moteurs dits de cogénération, ce qui représentait 200 gigawattheures (GWh) d’énergie produite, soit la consommation d’environ 80 000 habitants par an. D’autres types de méthaniseurs existent depuis plus longtemps pour traiter les boues de stations d’épuration (STEP), les déchets industriels et ménagers. Ils produisent principalement de la chaleur pour des industries et des communes.

À partir de 2015, la filière change de visage. Le gouvernement favorise les unités qui produisent directement du biométhane à injecter dans le réseau. Ces projets nécessitent de plus grosses installations, comme en témoigne M. Jean-Christophe Gilbert, qui a construit la première unité de ce type en Bretagne avec des associés : « Notre unité devait initialement produire 150 kilowattheures (kWh) en cogénération. Avec l’injection, il a fallu redimensionner le projet pour être rentable. Nous injectons désormais l’équivalent de 930 kWh. Nous avons dû augmenter la production de gaz, notamment parce que GRDF [Gaz réseau distribution France] nous faisait payer 100 000 euros par an rien que pour pouvoir accéder au réseau. »

À la fin 2021, plus de mille unités de méthanisation agricole fonctionnent. Elles produisent dans l’année 1,4 térawattheure (TWh) en électricité, 3,9 TWh de biogaz injecté dans le réseau et environ 3,5 TWh sous forme de chaleur (1). Entre 2015 et 2021, la capacité installée en injection a été multipliée par 22. En outre, les 940 projets en cours multiplieraient encore cette capacité par quatre. Le gouvernement vise une production en injection de l’ordre de 14 à 22 TWh en 2030 (2).

Cette ambition aiguise les appétits chez les industriels. TotalEnergies a ainsi racheté début 2021 la principale entreprise du secteur, Fonroche Biogaz, et ses sept méthaniseurs, acquérant ainsi une capacité de production de 500 GWh par an, presque 8 % de la capacité nationale (3). « En 2030, on a prévu de produire à peu près 6 TWh, nous annonce M. Olivier Guerrini, vice-président de l’unité commerciale Biogaz chez TotalEnergies. Cela correspond à peu près à 100, 150 usines de méthanisation partout dans le monde, dont un tiers en France. » Au Danemark, cité en exemple par Total, les unités sont quatre à cinq fois plus grandes que celles de France ou d’Allemagne. L’entreprise danoise Nature Energy s’est d’ailleurs fait connaître dans l’Hexagone par le projet géant de Corcoué-sur-Logne, qui doit digérer 498 000 tonnes d’intrants par an.

En dépit de la forte opposition des habitants, des associations écologistes et du monde paysan, les gros projets ont le vent en poupe chez les investisseurs. « Avec ces unités, on produit deux fois moins cher que des petits méthaniseurs à la ferme, complète M. Guerrini. Le système antérieur de soutien aux petites installations a totalement épuisé les enveloppes d’État. À la fin 2020, le gouvernement et les agences de l’État ont dû en catastrophe arrêter les financements parce que ça coûtait beaucoup trop cher. On arrivait en butée alors qu’on n’avait même pas injecté 1 % de “gaz vert” dans le réseau. »

Si l’État subventionne beaucoup la filière, il investit deux fois plus dans l’injection que dans la cogénération. Pour cette dernière, l’État avait engagé 4,6 milliards d’euros en 2018, mais ne prévoit plus que 1,9 milliard d’ici à 2028. L’injection représentait 2,8 milliards d’investissement public en 2018, mais 9,7 milliards sont prévus d’ici à 2028.

Chaque producteur signe un contrat avec un distributeur d’électricité pour vingt ans ou de gaz pour quinze ans. Le distributeur paye le mégawattheure (MWh) au prix du marché auquel s’ajoute un tarif d’achat, financé par l’État, censé couvrir les coûts d’investissement et d’exploitation. Les producteurs obtiennent ainsi de 86 à 122 euros par MWh selon le type de contrat et d’installation. À la suite de la guerre en Ukraine et de l’inflation des coûts qui en résulte, la ministre Agnès Pannier-Runacher a fait passer un décret revalorisant le tarif de rachat du biométhane pour les contrats signés après le 24 novembre 2020.

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Benoît Maire. – « Peinture de nuages », 2022

© ADAGP, Paris, 2022 – Photographie : Bertrand Huet / Tutti image – Galerie Nathalie Obadia, Paris, Bruxelles

La programmation pluriannuelle de l’énergie prévoyait de faire baisser petit à petit les aides pour la cogénération, mais pas pour l’injection.

Or ces projets bénéficieront plus aux grandes entreprises, comme Total, qui ont des capacités d’investissement importantes.

Cette dynamique évince les petits producteurs, comme le montre une étude menée auprès de cinquante-trois agriculteurs et quarante-quatre institutions (4). « Les contraintes techniques et stratégiques propres à l’injection tendent à favoriser de grands projets nécessitant un volume important d’intrants, explique Pascal Grouiez, maître de conférences en économie à l’université Paris Cité. Ces contraintes ne permettent de positionner sur ces projets que des céréaliers ou des unités de méthanisation ouvrant leur capital à des actionnaires non agricoles. () Bien que minoritaires, ils pourraient imposer aux agriculteurs l’usage de substrats non agricoles, venant modifier la qualité du digestat. » Chez les agriculteurs, il observe que ce sont les plus riches — les céréaliers — qui réussissent à tirer leur épingle du jeu. Ceux qui se sont lancés avant 2015 réussissent à vivre correctement de la méthanisation, tandis que ce n’est plus toujours le cas pour les suivants.

« Tout le monde dans le marché a compris qu’il y avait de l’argent à faire, et tout le monde augmente ses prix, poursuit Pascal Grouiez. Le coût de mise en place d’une unité augmente chaque année. » En outre, plusieurs agriculteurs ont fait les frais du manque de fiabilité de certaines entreprises de construction et de la mauvaise coordination entre cabinets de conseil, bâtisseurs et assistants à maîtrise d’ouvrage. « Certains tentent d’optimiser les rendements en incluant des intrants plus méthanogènes (des poussières de céréales, des graisses, du petit-lait, etc.) qu’ils ne produisent pas eux-mêmes, mais doivent acheter à des coopératives ou des industriels », complète Pascal Grouiez. Dans le même temps, les aides directes ont baissé, tout comme le prix de rachat de l’électricité. Depuis 2017, la région Bretagne a même décidé de ne plus financer les unités de méthanisation.

Compenser les revenus

À présent, les méthaniseurs à la ferme s’en sortent moins bien financièrement. Certains perdent même de l’argent. Pour Pascal Grouiez, la filière devient dépendante du marché des déchets. « L’évolution actuelle de la filière vers une plus grande industrialisation pousse les agriculteurs à renoncer aux logiques autonomes qui avaient prévalu durant les premières années, et à mobiliser davantage de travailleurs salariés, à lever davantage de capitaux, écrit-il. Ce développement de l’injection renforce en retour l’industrialisation de la filière, et la logique dominante s’autoentretient. » Les petites unités sont pourtant les plus autonomes en termes d’intrants et d’énergie avec la cogénération : « 60 % de la chaleur sert à sécher l’herbe qu’on donne aux vaches, du bois, des noix, des graines, précise M. Jules Charmoy, de la ferme des Charmes en Dordogne. Environ 20 à 30 % conserve la cuve du méthaniseur à une certaine température. Le reste permet de chauffer deux maisons à côté de la ferme. »

« La méthanisation est vue comme un moyen de compenser les faibles revenus agricoles », s’inquiète également M. Pierre Dufour, de la Confédération paysanne du Lot. Le prix d’achat permet d’avoir un revenu garanti, stable dans le temps. « Cela apporte surtout une sécurité, témoigne M. Joël Laverdet. On a un prix fixe pendant quinze ans, une visibilité. Si je n’avais eu que l’élevage de porcs, Cédric mon fils ne se serait pas installé, et dans dix ans l’exploitation aurait fermé. Le prix d’achat a permis au moins de sécuriser la partie exploitation et de permettre une installation. Aujourd’hui, on vit correctement. » Son fils Cédric renchérit : « Lors des rencontres au niveau national, je vois beaucoup d’endroits où la méthanisation a sauvé l’élevage, souvent des éleveurs laitiers, des gens qui étaient au bord du gouffre. » Ces témoignages soulèvent toutefois un paradoxe : car pourrait-on sauver une agriculture industrielle à la dérive par une industrialisation toujours plus avancée, dont les conséquences dommageables pour l’environnement hypothèquent l’avenir ?

Cette fuite en avant handicape aussi la réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Les quelques analyses de cycle de vie (bilan prenant en compte tous les flux du système de production) effectuées par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) pour GRDF indiquent certes que les exploitations ayant une unité de méthanisation émettent moins de gaz à effet de serre que les autres. Mais ces études restent dans le cadre d’une agriculture industrielle, sans évaluer ce que serait une agriculture avec bien moins d’élevage et des animaux en pâture, n’utilisant pas d’engrais chimiques — très émetteurs en gaz à effet de serre. Elles soulignent par ailleurs les effets négatifs de la méthanisation quant à la santé humaine, à l’usage intensif de l’eau et aux pollutions. On manque aussi d’études et de suivi concernant les émissions « fugitives » de méthane, qui s’élèveraient de 0,1 à 5 % de la production selon les sources.

Un peu partout en France, des collectifs de citoyens se mobilisent contre les dommages collatéraux de la méthanisation et des digestats. Ces résidus épandus dans les champs sont-ils mauvais pour les sols ? Les données scientifiques actuelles ne sont pas suffisantes pour conclure. « Il est très compliqué de dire que les digestats ont tel ou tel impact sur la microbiologie du sol, constate Sophie Sadet-Bourgeteau, auteure d’une étude sur la question (5). Il y a une multiplicité des protocoles, ce n’est jamais le même digestat qui est épandu et les sols sont très divers. Les délais d’application varient, et ce ne sont pas toujours les mêmes techniques qui sont utilisées. Le débat est passionné, mais repose sur peu de matière. » Chargé de recherche à l’Inrae, Yvan Capowiez confirme : « Il n’y a pas un digestat, mais des quantités astronomiques, donc des qualités variables… Il est très difficile d’avoir une affirmation nette : le digestat va avoir tel effet dans le sol. Sur un site test à côté de Tours, nous avons retrouvé entre 0,5 et 2 % de la population de vers de terre morte à la surface après un épandage de digestat. Sur un autre essai à Colmar, il y avait zéro mortalité. À moyen et à long terme, on ne voit plus d’effet sur la mortalité. Car, comme on apporte quand même de la matière organique, six mois ou deux ans après, les populations de vers augmentent. »

Trop de nitrates

La qualité d’un digestat dépend des intrants apportés. Or les produits qui viennent de l’agroalimentaire ne sont pas les plus vertueux. Il y a même de quoi être surpris. À côté de la fosse de M. Joël Laverdet par exemple, on découvre des bouts de plastique qui surnagent — des restes de compotes en sachet individuel. La comparaison de l’agriculteur rend sceptique : « C’est pareil que les boues de stations d’épuration… Elles aussi sont épandues dans les champs. »

D’un point de vue agronomique, les débats font rage. La plupart des agrométhaniseurs arguent que les digestats réduisent leur usage d’engrais minéraux chimiques. Le rapport MéthaLAE réalisé entre 2015 et 2018 par l’association Solagro (qui milite pour une transition agroécologique notamment par le développement de la méthanisation) sur quarante-six exploitations confirme cette baisse (6). Mais il montre une augmentation des engrais, minéraux et organiques, à l’échelle de l’exploitation. Après deux ans de méthanisation, la plupart des élevages observés (ovins, caprins et volailles) ont grandement augmenté la quantité totale d’azote, de phosphore et de potassium apportée sur les surfaces exploitées. Cette quantité stagne pour les élevages bovins laitiers et diminue très légèrement pour les élevages de bovins viande, de porcs et les exploitations céréalières. Or le rapport note que ces dernières exploitations avaient une « forte pression d’azote ». Autrement dit, les épandages étaient trop importants.

La méthanisation transforme l’azote organique des lisiers ou fumiers en azote minéral plus directement utilisable par les plantes — mais aussi plus lessivable. Les digestats sont donc considérés comme de bons engrais : ils recèlent plus d’azote que les lisiers, également parce que les unités centralisent d’autres intrants : « Il faut faire attention à tous ces intrants supplémentaires par rapport aux effluents d’élevage, explique Sabine Houot, directrice de recherche à l’Inrae. L’apport d’azote total sera toujours un peu supérieur avec des apports de déchets extérieurs. Sauf qu’on peut mieux maîtriser la forme minérale. » Dans l’idéal, on pourrait mieux gérer la quantité d’azote apportée aux cultures puisqu’on la mesure dans les digestats. Cependant, dans la réalité, on continue à mettre trop d’azote. « Par rapport aux années 1980, on calcule mieux nos apports pour les besoins de la plante, mais dans ces calculs on intègre tout de même le fait qu’il va y avoir des pertes. Réduire l’azote entraîne souvent une baisse de rendement », note M. Étienne Mathias, ingénieur agronome, responsable du département agriculture du Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa). Réduire les rendements, la majorité des agriculteurs ne sont pas prêts à l’entendre… même pour faire des produits de meilleure qualité.

Si l’azote des digestats remplace en partie celui des engrais chimiques, cela ne résout nullement les problèmes de pollution. Avec plus de dix mille unités de biogaz en fonctionnement en 2019, l’Allemagne se retrouve avec des teneurs trop élevées en nitrate dans 36 % des masses d’eau souterraines, et en phosphore dans 77 % des eaux de surface. Une des solutions, selon Mme Christine von Butlar, directrice de l’Association d’ingénieurs pour l’agriculture et l’environnement à Göttingen, serait d’exporter les digestats hors des régions dépassant un certain seuil d’azote (7). En France, après six « plans nitrates » relativement inefficaces, le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) concède que « les résultats en termes de teneur en nitrates des eaux superficielles et souterraines restent très loin des objectifs et semblent ne plus s’améliorer ».

Autre problématique de la méthanisation : elle ne permet pas d’augmenter la quantité de carbone apportée au sol. Car un sol vivant a aussi besoin de carbone, de bactéries, de champignons, de plantes… La teneur en carbone des sols de nombreuses régions françaises n’a cessé de diminuer depuis des décennies à cause de l’intensification des pratiques agricoles et de la transformation de prairies permanentes en cultures (8). « Pour que l’azote et le carbone soient fixés dans l’humus des sols et contribuent à la fertilité du sol, il faut un rapport de neuf unités de carbone pour une d’azote [un rapport C/N de 9], tel qu’il l’est dans l’humus », explique Marc Dufumier, professeur honoraire d’agronomie à AgroParisTech. Or la plupart des digestats possèdent un faible rapport, de moins de 5 en général. Moins les intrants possèdent de carbone, mécaniquement plus le rapport C/N sera mauvais. Le méthaniseur BioQuercy de TotalEnergies avec ses intrants de lisier de canard et de déchets d’abattoir affiche par exemple un C/N record de 1,6 en moyenne sur l’année 2020. Certains agriculteurs mettent en place des couverts végétaux entre les cultures principales, ce qui améliore les sols. Mais encore bien peu ont développé ces cultures intermédiaires, et certains le font sans laisser suffisamment de végétaux sur place.

Dans un rapport de 2018, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime qu’il serait possible d’atteindre une production de gaz 100 % « renouvelable » en 2050 en intégrant des réductions drastiques (division par quatre) de la consommation et la transformation des usages du gaz (9). L’Ademe prend en compte la diminution des cheptels et le développement massif de couverts végétaux entre deux cultures. Les agriculteurs pourraient passer d’une production de 2 millions de tonnes (Mt) de matières sèches de cultures intermédiaires en 2017 à 42 Mt en 2050. La moitié pourrait servir pour la méthanisation, l’autre partie restant au sol.

Mais la réalité est plus complexe. Dans un système capitaliste, où les agriculteurs vivent difficilement de leur métier, une concurrence pour les intrants existe déjà : « Les constructeurs ont plutôt intérêt à surdimensionner les méthaniseurs, explique M. Jimmy Guérin, président des Jeunes Agriculteurs d’Ille-et-Vilaine. Une fois lancé, il faut que cela fonctionne tout le temps à 100 % de son régime. Ce qui a pu amener parfois des agriculteurs à acheter des intrants supplémentaires. Ces gens-là étaient capables d’acheter du maïs fourrage, en année sèche par exemple, plus cher que pour élever les animaux. » Et cela ne risque pas de s’améliorer. Pour éviter l’augmentation des coûts des déchets et la concurrence violente de grosses entreprises capables de faire pression, certains agriculteurs ou groupements réfléchissent à développer les cultures intermédiaires tandis que d’autres ont déjà atteint le plafond de 15 % de cultures consacrées à l’alimentation — une limite mise en place par l’État pour éviter les dérives qu’a connues l’Allemagne, où des agriculteurs se sont mis à cultiver des végétaux uniquement pour leur méthaniseur, au détriment de l’alimentation humaine ou animale. Si l’association Solagro milite pour que les cultures consacrées à l’alimentation soient totalement interdites dans les méthaniseurs, d’autres aimeraient augmenter le seuil actuel de 15 %, voire le faire sauter. La mission d’information du Sénat sur la méthanisation concluait en octobre 2021 à la nécessité de clarifier les types de cultures utilisables (10).

Rêves d’un autre modèle

Trente organisations, à l’opposé, en appellent à une révolution agroécologique (11) : sortir de ce système en créant des fermes à taille humaine, avec des productions variées qui favorisent l’autonomie et nuisent moins à l’environnement. Car, dans le même temps, l’agriculture se concentre de plus en plus. Le nombre d’agriculteurs et agricultrices continue de fondre, tandis que la surface des fermes, elle, ne cesse de s’agrandir, passant d’une moyenne de trente hectares en 2000 à soixante-neuf hectares en 2020 (12). Pour la Confédération paysanne, il faudrait un million de paysans et paysannes supplémentaires pour atteindre une autonomie alimentaire. Pour diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050, transformer l’agriculture semble essentiel. « Dans notre scénario Afterres, on dit qu’il faut diviser par deux le cheptel bovin. Il faut que les agriculteurs entrent vraiment dans la stratégie du “moins et mieux” », note M. Christian Couturier, directeur général de Solagro. Cela pourrait être l’occasion de développer des fermes aux multiples productions, mais de plus petite taille. Pourtant, cela semble peu compatible avec de grandes ou très grandes exploitations d’élevage ou de céréaliers qui se perpétuent grâce à la méthanisation.

Les subventions publiques auraient pu favoriser une méthanisation qui permette l’autonomie des fermes et l’autoproduction de petits territoires. C’est ce que propose un groupe de paysans avec la micro-et même la picométhanisation. En Ariège, M. Joël Dupuy et d’autres éleveurs, accompagnés par l’Association régionale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Ardear) d’Occitanie, ont développé un méthaniseur par voie sèche et discontinue qui peut être arrêté plusieurs mois. « Nos trois méthaniseurs de 90 mètres cubes chacun fonctionneront quatre mois au total, précise M. Dupuy. Cela permet d’utiliser nos 600 tonnes de fumier pendant l’hiver, mais sans avoir besoin de mettre autre chose quand les animaux sont en pacage à l’extérieur le reste de l’année. » Autre point important pour ces paysans : l’accessibilité de ces unités. « Un des travers des gros méthaniseurs aujourd’hui, c’est de présenter des projets à 1 million d’euros minimum et souvent bien plus. Économiquement c’est juste rentable, écologiquement l’impact est énorme. On essaye d’avoir une enveloppe plus légère, entre 200 000 et 500 000 euros. Nos plans et données techniques sont aussi libres de droits pour que tout le monde puisse arriver à faire de la méthanisation de petite dimension presque soi-même. »

Dans les Hautes-Pyrénées, M. Pierlo Scherrer et sa conjointe Sandrine veulent ainsi que leur ferme soit autonome en énergie. Ils alimentent depuis trois ans un petit méthaniseur avec leur tonne annuelle de déchets issus des fruits et légumes qu’ils produisent et transforment. Aucun transport de matière, ni pour des intrants ni pour des déchets. « Notre idée était surtout de valoriser tout ce qu’on a sur la ferme, précise M. Scherrer. Notre digestat retourne sur les cultures. Et cela fournit 75 % des douze bouteilles de gaz que consomme la cuisinière pour la transformation. Nous sommes un site pilote, donc encore en expérimentation. Notre objectif est d’atteindre 100 % de notre consommation de gaz. »

Ces paysans rêvent d’un autre modèle : des fermes à échelle humaine, les plus autonomes possible, qui répondent aux besoins alimentaires locaux, leur permettent de vivre dignement et qui utilisent les ressources qu’elles possèdent pour fabriquer l’énergie dont elles et les habitants alentour ont besoin. À l’heure actuelle, la méthanisation orientée vers de grosses structures permet simplement de redonner du souffle à un modèle agricole industriel qui apparaît dans une impasse. Certes, elle n’est qu’un outil, pouvant être utilisée pour le pire ou le meilleur. « On ne demande pas à la méthanisation de changer le système agricole à elle seule, insiste Christian Couturier. Il faut d’abord qu’il y ait une volonté de changement. » Le problème réside peut-être là.



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