
Martín Chambi. — « Familia de Ezequiel Arce Garcés en cosecha de papas » (La récolte de pommes de terre de la famille d’Ezequiel Arce Garcés), Cuzco, Pérou, 1939
L’articulation de la lutte des classes et de l’antiracisme divise le camp progressiste. Chez certains, la classe apparaît comme l’élément déterminant de tous les rapports de domination. Chez d’autres, les formes contemporaines de racisme résultent d’une culture, c’est-à-dire de représentations par lesquelles une communauté définit son identité et l’individu son appartenance au groupe. Le plus souvent, le débat réactive une controverse stérile opposant les tenants d’une « approche économique » aux tenants d’une « approche culturelle », comme si la notion de classe relevait exclusivement de l’univers économique et celle de race de la sphère culturelle. Ce débat omet l’histoire du marxisme en contexte colonial. Parmi les penseurs qui ont étudié les conditions économiques de la domination raciale et les conditions culturelles de la domination de classe, l’une des plus importantes figures révolutionnaires du continent sud-américain : José Carlos Mariátegui (1894-1930) (1). Marxiste hétérodoxe, peu connu en France, il mérite d’être lu à partir des contradictions de notre présent : la centralité des questions raciales et indigènes dans la lutte des classes, les reprises de terres comme stratégie politique, la place de la foi dans une révolution.
Dans son ouvrage le plus abouti, Sept Essais d’interprétation de la réalité péruvienne, paru en 1928, Mariátegui élabore son intuition fondamentale : dans les pays anciennement colonisés d’Amérique latine, la compréhension de l’histoire en termes de luttes de classes doit faire droit à la spécificité de sociétés paysannes et indigènes. D’un point de vue général, il annonce donc un grand mouvement de traduction et d’adaptation du marxisme dans les mondes non européens en voie de décolonisation, qu’on retrouvera selon d’autres modalités dans les années 1950-1960 chez Frantz Fanon ou Amílcar Cabral par exemple.
Fondateur du Parti socialiste ouvrier et paysan en 1928, puis du Parti communiste du Pérou en 1930, Mariátegui refuse toute analyse sociologique de la jeune république qui ferait l’économie du fait colonial. La colonisation a produit une société où les hiérarchies raciales entre Blancs, créoles, Indiens et Noirs déterminent les positions de classe. Pour le révolutionnaire péruvien, le racisme postcolonial n’est donc pas un problème moral (comme le suggèrent les traditions humanitaires ou philanthropiques) mais politique : celui de la répartition de la propriété. « Nous ne nous contentons pas de revendiquer pour l’Indien le droit à l’éducation, à la culture, au progrès, à l’amour et au ciel. Nous commençons par revendiquer catégoriquement son droit à la terre. Cette revendication parfaitement matérialiste devrait suffire à ce qu’on ne nous confonde pas avec les héritiers ou les épigones du grand religieux espagnol [Bartolomé de Las Casas] que, par ailleurs, notre matérialisme ne nous empêche pas d’estimer hautement (2). »
Les Noirs — esclaves issus de la traite — s’éreintent dans les mines, les Indiens corvéables s’épuisent dans les grandes propriétés (latifundia), les Blancs et les créoles dirigent les institutions de pouvoir et de commerce. Pour Mariátegui, c’est le rapport à la terre et la division du travail qui conditionnent la position dans les hiérarchies raciales et qui explique pourquoi les Indiens Quechuas ou Aymaras voient dans le métis et dans le Blanc la figure de l’oppresseur. Mariátegui cherche à la fois à démontrer, contre les libéraux et les catholiques, la dimension économique de l’impérialisme et, contre la vision dominante au sein de l’Internationale communiste, que le racisme anti-indigènes ne pourra pas se régler au sein de républiques indépendantes et racialement homogènes. Dans son allocution au premier congrès de l’Internationale communiste en Amérique latine en 1929, intitulé « Le problème des races en Amérique latine », Mariátegui écrit qu’« entre le “seigneur” ou le bourgeois créole et ses peones [paysans] de couleur, il n’y a rien de commun. La solidarité de classe s’ajoute à la solidarité de race (et de préjugés) pour faire de ces bourgeoisies nationales les instruments dociles de l’impérialisme yankee ou britannique (3) ».
D’un côté, Mariátegui souligne le rôle déterminant des hiérarchies raciales dans l’appartenance de classe ; de l’autre, il considère qu’elles sont produites par des rapports de propriété, c’est-à-dire qu’elles ont un fondement économique (et non seulement culturel), qui favorise le développement de l’impérialisme américain. C’est l’accès aux moyens de subsistance, à commencer par la terre, et leur contrôle qui garantissent la reproduction du pouvoir blanc et impérialiste. Cette lecture économique du racisme induit une stratégie révolutionnaire et anticoloniale : les reprises de terres.
« Il est logique d’affirmer que leurs revendications naturelles [celles des indigènes] consistent à exiger le retour de toutes les terres qu’ils peuvent cultiver (4). » Mariátegui se montre mesuré : il évoque le retour des seules terres que les Indiens ont les capacités de cultiver. La révolution agraire suppose donc une transition politique qui transfère peu à peu la propriété aux Indiens en s’adaptant à leurs besoins et à leurs moyens. S’il parle d’un « retour des terres », la politique communiste qu’il défend n’ambitionne pas de répliquer à l’identique l’existence d’une communauté originaire. Au contraire, la réappropriation collective d’une terre qui fournit les moyens de subsistance de la communauté suppose de réinventer une forme ancienne dans une société d’un genre nouveau. Fondée sur un réseau dense d’ayllus (un terme quechua désignant des communautés rurales collectivistes), la terre doit fournir les moyens de s’affranchir de la dépendance politique à la bourgeoisie coloniale et de celle, économique, à l’égard du marché. Celles et ceux qui ne dépendent d’aucun maître pour leur subsistance peuvent décider librement de leur avenir politique. Se réapproprier la terre, ce n’est pas seulement se donner les moyens de la subsistance matérielle, c’est aussi gagner une autonomie politique contre le pouvoir blanc et capitaliste.
Mariátegui ajoute que la transformation politique du monde économique exige une adhésion à des mythes révolutionnaires. Contrairement à l’idée dite « scientifique » selon laquelle le communisme aurait rompu avec l’utopisme des premières pensées socialistes, le penseur péruvien considère que toute révolution suppose une forme de foi. Il s’agit à la fois d’une thèse générale sur l’histoire des peuples et d’une tentative de donner à la politique péruvienne son mythe fondateur : le « communisme inca ».
Pour l’intellectuel péruvien, le concept désigne l’existence d’un communisme précolonial organisé selon une structure hiérarchique : les communes agraires rurales fondées sur un partage de la terre et l’absence de propriété privée sont coordonnées par le pouvoir de l’Inca suprême et le pouvoir religieux, qui prélèvent impôts et tributs pour assurer un certain nombre de grands travaux, d’irrigation notamment. La plupart des commentateurs et des historiens ont critiqué le caractère anachronique de la qualification de communisme pour une société où une partie de la richesse produite par les paysans est extraite par une classe politique et religieuse, soit par l’intermédiaire de l’impôt, soit par un système de corvée. Puisqu’il semble bien exister au sein de l’Empire inca une classe exploiteuse et une classe exploitée, comment y voir une forme de communisme ?
D’abord, les ayllus connaissent un régime de la propriété où les terres communales sont périodiquement réparties entre chaque famille, mais exploitées collectivement. Pour Mariátegui, cette structure sociale témoigne d’un « communisme indigène », voire d’un « esprit communiste », qui s’inscrit dans la tradition communautaire d’une terre sans propriétaire privée et exploitée collectivement. Mais sa thèse s’avère plus provocatrice encore lorsqu’il soutient que le gouvernement autoritaire des Incas constituait la seule forme de communisme convenable pour cette époque et cette société. On pourrait évidemment y voir une justification du stalinisme en train de se constituer en Russie. Mais Mariátegui défend en fait une forme de « relativisme historique (5) » : il n’existerait pas de modèle politique du communisme ; le terme désignerait seulement une organisation des rapports sociaux fondée sur l’absence de propriété privée, mais qui pourrait se décliner selon une multiplicité de formes de gouvernement.
« Création héroïque »
Refuser un modèle historique unique permet de critiquer les visions ethnocentriques de l’histoire, notamment celle véhiculée par l’Internationale communiste en Amérique latine (et selon laquelle les formations sociales dites « retardataires » devraient suivre la voie des formations avancées). Il est impossible d’« amalgamer l’idée abstraite de liberté aux images concrètes d’une liberté en bonnet phrygien — fille du protestantisme, de la Renaissance et de la Révolution française », ajoute-t-il. Pour Mariátegui, l’idée de liberté humaine ne se résume pas à sa manifestation européenne moderne, fondée sur les droits de l’homme bourgeois et son iconographie. Elle s’exprime dans des singularités concrètes. Les formes de gouvernement émergent des sociétés qui les ont vues naître. C’est aussi la raison pour laquelle le communisme moderne ne peut se développer sans tenir compte de cette caractéristique de l’époque qu’est l’individualisme libéral et du droit des sujets à faire reconnaître leur particularité. Mais il faut des mythes, y compris religieux, pour susciter la réflexion et mobiliser. Le mythe désigne pour lui la dimension affective de représentations dont la force est capable de bouleverser la conscience. C’est sur ce point que l’écart avec le marxisme orthodoxe est le plus important. Pour le socialiste andin, la religion moderne est l’institution qui a pris en charge la puissance affective des anciens mythes. La critique des religions en soi est une « diversion bourgeoise et libérale (6) », car « la force des révolutionnaires ne réside pas dans leur science ; elle réside dans leur foi, leur passion, leur volonté. C’est une force religieuse mystique, spirituelle (7) ». La conviction selon laquelle la révolution doit être fondée sur le mythe fait de lui l’un des précurseurs de la théologie de la libération, qui confère à la foi chrétienne une force émancipatrice contre la modernité capitaliste.
Tout au long du XXe siècle, les luttes anticoloniales et antiracistes ont renouvelé les catégories marxistes pour penser les rapports entre classe et race. En 1944, dans Capitalisme et esclavage, Eric Williams, penseur marxiste de Trinité-et-Tobago, citait par exemple cette phrase d’un chroniqueur anglais : « Pas une seule brique de la ville de la Bristol n’a été façonnée sans le sang d’un esclave. » Le débat entre classe et race — qui s’appauvrit généralement en une controverse sur l’économie ou la culture — passe sous silence toute l’histoire du marxisme noir et du marxisme postcolonial, de Mariátegui à C. L. R. James, de Williams à Cedric Robinson.
Ils démontrent tous à leur manière que le marxisme doit se renouveler pour exister politiquement : « Nous ne voulons certainement pas que le socialisme soit, en Amérique, calque et copie. Il doit être création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre propre réalité, dans notre propre langage, au socialisme indo-américain (8). »