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Une diplomatie sans diplomates ?, par Alain Rouquié (Le Monde diplomatique, juillet 2023)

ByVeritatis

Août 25, 2024


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Lucy et Jorge Orta. — « Life Line – Survival Kit » (Ligne de vie – Kit de survie), 2008-2009

© ADAGP, Paris, 2023 – Photographie : ADAGP images

Le second plus vieux métier du monde n’a pas bonne presse aujourd’hui en France et plus généralement dans le monde occidental. Les diplomates sont généralement associés aux mondanités, au luxe et aux loisirs. Ne donne-t-on pas le nom d’« ambassadeurs », comme argument de vente, à des produits et des marques qui évoquent des plaisirs plus ou moins durables, ceux d’une friandise chocolatée, d’un apéritif, d’un modèle d’automobile ou d’un restaurant ? L’exercice de la diplomatie est ainsi dévalué au gré d’images où la frivolité élégante ne laisse guère percevoir l’utilité pratique ou la responsabilité sociale de la profession.

Le ministère des affaires étrangères avec ses rites surannés serait-il une bastille d’Ancien Régime ? Alors que pour l’opinion le choix entre « la Corrèze et le Zambèze » (1) ne se discute plus, le Quai d’Orsay est l’objet de tous les soupçons. En effet, si l’on sait à quoi sert un commissaire de police, un inspecteur des impôts ou un chef de gare, on ne peut pas en dire autant d’un vice-consul ou d’un ministre plénipotentiaire. Pourquoi donc tant dépenser pour des activités que l’opinion publique ne voit pas ? Il n’est pas étonnant que cette perte de prestige ait été accompagnée par une érosion continue des moyens en effectifs et en crédits affectés à l’action extérieure, en France et dans la plupart des pays occidentaux. Alors que le nombre des États-nations s’était considérablement accru, la chute de l’empire soviétique et l’explosion de la Yougoslavie s’ajoutant aux dernières étapes des décolonisations, le ministère français compétent réduisait sa voilure. Depuis trente ans, le Quai aurait perdu la moitié de ses effectifs (2). Notre réseau diplomatique a rétrogradé au troisième rang, derrière les États-Unis et la Chine, qui, elle, n’a pas cessé d’ouvrir de nouvelles ambassades en conformité avec ses ambitions planétaires. Quant aux crédits, ils ont connu une érosion significative.

Or notre temps exige, à défaut de visibilité, de la transparence et veut connaître les coûts et les bénéfices des activités publiques. Dans un monde périlleux et instable, un pays comme le nôtre se doit de disposer d’un réseau de représentation extérieure étendu et compétent. Car il n’y a pas de petits États ni d’angles morts en géopolitique. Cuba, Israël, le Vatican l’attestent. Ils ont, au cours de l’histoire, disposé d’une influence internationale plus importante que des géants aux prises avec leurs propres démons, comme l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie. Par temps de tempête, les diplomates sont plus que jamais nécessaires pour gouverner, c’est-à-dire pour voir et prévoir.

Le risque de la cooptation

Dans ce monde « liquide », où les références et les normes semblent appartenir au passé, la négociation est permanente. Pour éviter ou terminer les conflits, pour recréer du droit et empêcher la loi du plus fort s’agissant des biens publics mondiaux (climat, santé, énergie…). Or, à ces fins, il ne suffit pas d’avoir des instructions claires ; encore faut-il connaître les parties, les interlocuteurs responsables, leur culture et leurs limites. Autant savoir à qui on s’adresse. On ne discute pas bien avec des inconnus. Il convient de ne pas ignorer la « boîte noire » qui renferme les valeurs, les mythes et les cultures propres à chaque pays concerné. Pour cela, même dans les pourparlers multilatéraux, on ne peut se passer de l’apport de la diplomatie bilatérale.

Plus la situation est grave et le pays vulnérable, et plus une diplomatie « hors sol » est à proscrire, ce que l’on pourrait appeler le « système Pyle ». Dans Un Américain bien tranquille, l’un des romans les plus politiques de Graham Greene, Alden Pyle, jeune agent de renseignement américain envoyé dans l’Indochine en guerre des années 1950, ne parle ni le vietnamien ni le français et ignore la véritable identité des protagonistes en présence. Il croit néanmoins pouvoir rétablir la paix grâce à des solutions préfabriquées, notamment en constituant de bric et de broc une « troisième force » vertueuse. Les conséquences sont catastrophiques (3). À cet égard, la réalité a parfois dépassé la fiction littéraire. Cinquante ans plus tard, M. Paul Bremer, qui dirigeait l’autorité administrative américaine en Irak en 2003, ne disposait à Bagdad que de 3 % d’agents connaissant l’arabe. Et son vade-mecum de démocratisation de l’Irak post-Saddam Hussein était inspiré des expériences de l’Allemagne et du Japon en 1945. On connaît la suite.

Il convient de se demander si la réforme en cours de la haute fonction publique, après la suppression de l’École nationale d’administration (ENA) et la création de l’Institut national du service public (INSP), le 1er janvier 2022, est bien adaptée au monde d’aujourd’hui.

La volonté de démocratiser le recrutement des fonctionnaires, afin qu’il soit à l’image de la société française dans sa diversité, justifierait cette réforme globale. Mais l’ENA poursuivait initialement le même objectif. Et, malgré l’ouverture de concours et de voies d’accès multiples, il n’y a pas eu de diversification sociale du recrutement, au contraire. L’INSP fera-t-il mieux ? Cette nouvelle institution créée par le rapprochement d’une quinzaine d’écoles de formation aurait pour but principal de « décloisonner » la fonction publique et donc de faciliter les passages d’un ministère à un autre. Ce qui est une préoccupation louable. Néanmoins, la nécessité de la suppression du classement de sortie qui justifierait la réforme de grande ampleur en cours paraît moins évidente. On nous dit que ce système figerait trop prématurément (et pour la vie) les carrières des fonctionnaires. Or, en réalité, c’est le caractère trop indépendant du mode de recrutement qui est en cause. En fonction de leur classement de sortie, les élèves faisaient le choix de leur carrière future et du corps dans lequel ils voulaient s’engager. Cette sorte d’autogestion qui assurait une grande autonomie aux filières n’était évidemment pas du goût de tous les décideurs politiques.

Et désormais, ce seront les administrations, les employeurs eux-mêmes qui choisiront leurs cadres comme avant-guerre, mais sans la protection d’un corps professionnel. Donc, on en reviendrait au nom de la démocratisation à un système de cooptation qui, comme autrefois, pourrait ne pas être insensible aux critères sociaux et aux recommandations. En outre, cette réforme, loin d’éviter ce qui a fait l’impopularité des énarques, à savoir leur prolifération dans les entreprises publiques et privées, risque, au contraire, de favoriser le « pantouflage » chez des administrateurs généralistes.

À l’exception des juridictions administratives et financières intouchables pour cause d’indépendance de ces magistratures, il ne restera plus qu’un seul corps d’administrateurs d’État interchangeables. Le corps des ministres plénipotentiaires comme celui des conseillers des affaires étrangères sont placés en extinction. Il n’y aura donc plus de carrière diplomatique. Le décret du 6 mars 1969 reconnaissait pourtant le « statut particulier des agents diplomatiques et consulaires ». Mais c’était hier ! Par ailleurs, les diplomates seront recrutés parmi les administrateurs d’État, alors même qu’ils administrent assez peu, et ils pourront avoir une expérience antérieure totalement différente du métier diplomatique. Certes, un préfet, un inspecteur des finances ou un cadre du ministère de la santé peuvent faire d’excellents diplomates, mais ce n’est ni leur vocation ni leur culture. On ne négocie pas avec des autorités étrangères comme on le fait avec des grévistes ou des manifestants. On ne conduit pas un consulat général ou une ambassade comme on gère un hôpital. Un poste diplomatique implique des activités variées et multiples dans un autre pays. La diplomatie est toujours un choix d’existence, marqué par l’exil, le nomadisme. Le diplomate vit à l’étranger pour voir vivre des étrangers. Il est supposé, durant son parcours professionnel, embrasser de nouvelles cultures, parler d’autres langues. Il n’est appelé à l’administration centrale que pour de courtes périodes, car les postes y sont peu nombreux.

Voyager en première avec un billet de seconde ?

Certes la France n’est plus la « grande nation » du temps de l’Empire. Notre déclassement est une réalité, mais il n’est en rien un effondrement. Il provient, notamment, de la « montée des autres » et du développement des pays aujourd’hui émergents, que nous avons souhaité et encouragé. La France est-elle devenue, pour autant, une puissance moyenne, comme on le répète depuis les années 1970 ? Sixième ou septième économie, sur cent quatre-vingt-dix États, nous nous trouvons toujours dans le peloton de tête des pays riches. Notre image s’est dégradée, sans doute, mais on peut s’interroger avec M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères : « La France a-t-elle moins d’influence aujourd’hui qu’en 1940 ou à l’époque de Dien Bien Phu (4)  ? » À la différence de l’Allemagne, où les exportations de biens industriels tirent la croissance et inspirent la politique extérieure, en France c’est la consommation et les services qui font progresser le produit intérieur brut (PIB). Les délocalisations et les ventes d’entreprises ont provoqué du chômage, la désertification territoriale et des déficits extérieurs très lourds. Le grand patronat français a même un moment rêvé d’une industrie sans usines. Un chef d’entreprise de l’industrie alimentaire auquel je rendis visite avant mon départ pour le Mexique en 1989 a longuement évoqué devant nous l’avenir sans usines (fabless) de sa société, qui désormais « vendrait de la santé ». Néanmoins, notre pays a gardé des secteurs d’excellence au-delà du luxe et de la mode dans le ferroviaire, le nucléaire, l’aéronautique, l’énergie, les transports urbains, les produits alimentaires de haut de gamme, le tourisme. Il est le seul de l’Union européenne, en outre, qui dispose d’une démographie relativement dynamique.

Membre du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), État fondateur de l’Union européenne, pays doté de l’arme nucléaire, on accuse bien souvent la France de « vouloir voyager en première avec un billet de seconde ». Pourtant, son influence n’est ni celle d’une puissance moyenne, ni encore moins celle d’un État décadent. Outre l’univers de la francophonie, elle entretient des relations privilégiées avec les pays de la Méditerranée et les États de l’Amérique latine. Alors qu’elle attire par son patrimoine historique protégé, la France n’a jamais cessé d’être pourvoyeuse d’idées. Peut-être sera-t-elle un jour une start-up nation, mais, pour reprendre la formule de Jean Giraudoux : « La destinée de la France est d’être l’embêteuse du monde (5). » Une destinée qui se réalisera d’autant mieux avec un corps d’« embarrasseurs », c’est-à-dire de diplomates réactifs et innovants à même de proposer des initiatives adaptées à notre temps impitoyable, et de savoir les faire partager à nos partenaires et même à nos adversaires.



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