Le rêve progressiste, et libre-échangiste, de la gauche latina, par Luis Alberto Reygada (Le Monde diplomatique, mai 2023)


Le Libertador Simón Bolívar (1783-1830) rêvait d’unir l’Amérique latine pour l’émanciper. En 1991, Buenos Aires, Brasília, Asunción et Montevideo s’associent, mais avec un autre projet : « Accroître la taille de [leurs] marchés. » Le 26 mars de cette année-là, les gouvernements des quatre pays, tous conservateurs, signent le traité d’Asunción, qui donne naissance au Marché commun du sud (Mercosur, selon l’acronyme espagnol, et Mercosul dans sa version portugaise). L’objectif ? Créer en moins de quatre ans un espace économique partagé, visant, à travers une « coordination des politiques macroéconomiques » et une meilleure « complémentarité des secteurs économiques », à « assurer une insertion internationale réussie » adaptée à l’« évolution du contexte international » (1).

Le « contexte international » est celui d’un basculement. Au début des années 1990, le fond de l’air n’est pas rouge, mais de la couleur du dollar. L’effondrement du bloc soviétique a consacré le triomphe des États-Unis et du modèle néolibéral. Le secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) prononce un discours à Moscou, le 16 juillet 1990, dans lequel il explique que l’heure est au « passage à des économies de marché efficaces ». Le nouvel équilibre mondial — qui s’annonce unipolaire — impose de soumettre les décisions politiques à une « loi économique » façonnée par les promoteurs du libre-échange (Banque mondiale, Fonds monétaire international [FMI], secrétariat de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce [GATT]…). Le piège de la dette vient de se refermer sur l’Amérique latine, au prix d’une « décennie perdue » de croissance économique. L’heure est désormais aux politiques d’ajustement structurel inspirées par le « consensus de Washington » (privatisation, dérégulation, recul de l’investissement public…), soit la transition d’un cycle de régionalisation développementaliste (1950-1980) vers un autre, plus en accord avec l’époque.

Quand elle dénonçait les travers d’un système international favorisant les pays du « centre », industrialisés, au détriment de la périphérie, productrice de matières premières, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) préconisait une intégration régionale autocentrée, susceptible de favoriser l’industrialisation par le biais de protections douanières. À partir de 1990, elle embrasse le tournant néolibéral et promeut un « régionalisme ouvert (2) ». Exit les politiques d’industrialisation par substitution des importations : il s’agit désormais de concevoir l’intégration régionale comme un moyen d’accroître les exportations en misant sur « un contexte d’ouverture et de déréglementation, dans le but d’accroître la compétitivité des pays de la région (3) ».

Voici donc la toile de fond sur laquelle, après avoir mis en place un programme de libéralisation commerciale, le Mercosur est constitué en union douanière le 1er janvier 1995. Bien qu’imparfaite, celle-ci incarne le projet d’intégration le plus abouti qu’ait connu jusqu’alors l’Amérique latine. Dotés d’une structure institutionnelle consolidée préalablement avec la signature du protocole d’Ouro Preto (décembre 1994) et d’un tarif extérieur commun effectif pour 85 % de la nomenclature douanière, ses membres ambitionnent de mener une politique commerciale extérieure coordonnée, renforcés par une impressionnante dynamisation de leurs échanges.

Une « organisation politique antiaméricaine »

En quatre ans, l’augmentation du commerce extérieur a en effet été significative (de 53 % pour les exportations et de 114 % pour les importations), et le trafic intrabloc a quasiment été multiplié par trois, bondissant de 10,4 à près de 30 milliards de dollars. En constante hausse, ce dernier représentera bientôt jusqu’à un quart du total du commerce des pays de la sous-région (pic atteint en 1998) alors qu’il ne dépassait pas la barre des 10 % avant la signature du traité.

Si, en 1947, les diplomates américains préconisent de « s’opposer à tout (…) ce qui pourrait faciliter la formation d’un “bloc du Sud” » qui « mettrait en danger une unité hémisphérique » ajustée à ses intérêts (4), le cadre néolibéral qui voit naître le Mercosur rassure Washington. Du moins dans un premier temps.

La situation évolue lorsque le Brésil entend s’appuyer sur le traité d’Asunción pour créer une zone de libre commerce sud-américaine qui s’opposerait au projet d’accord de libre-échange couvrant tout le continent américain défendu par le président George H. Bush : l’Initiative pour les Amériques (5). Renommé Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) et lancé en grande pompe à Miami en décembre 1994 par son successeur William Clinton (sous les auspices de l’Organisation des États américains [OEA]), ce projet voué à s’étendre de l’Alaska à la Terre de Feu (excepté Cuba) ne survivra pas au virage à gauche opéré par le Mercosur quelques années plus tard.

Avec l’arrivée en 2003 des présidents brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et argentin Néstor Kirchner, le Mercosur prend un nouvel élan marqué par le retour des questions politiques : le développement productif, les thématiques sociales ainsi que la création de canaux de représentation et de participation populaire au sein des structures institutionnelles de l’organisation (création du parlement [Parlasur], de l’unité de soutien à la participation sociale, de l’institut social, de l’institut de politiques publiques en matière de droits humains, du fonds pour la convergence structurelle, etc.). Le « consensus de Buenos Aires » forgé par les deux présidents cherche à transformer le Marché commun du Sud en cadre d’action géopolitique : « un nouveau pôle de pouvoir » favorisant l’intégration régionale et la coopération Sud-Sud, selon la journaliste Cledis Candelaresi (6).

Alors que l’Amérique latine est submergée par une vague de gauche au début des années 2000, le Mercosur « progressiste » est fortifié par les élections de Tabaré Vázquez en Uruguay (2004) et de M. Fernando Lugo au Paraguay (2008). L’incorporation du Venezuela de Hugo Chávez en tant que cinquième membre, en 2006, le propulse au rang d’« organisation politique antiaméricaine » aux yeux des États-Unis (7). Washington soutient de son côté la création de l’Alliance du Pacifique, lancée en 2011 par quatre pays gouvernés par des conservateurs avec lesquels Washington a déjà signé des accords de libre-échange : le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou.

Une fois la parenthèse progressiste latino-américaine refermée, le retour de la droite au Paraguay (2012), en Argentine (2015) puis au Brésil (2016) renvoie un Mercosur débarrassé du Venezuela (le pays est suspendu en 2017) à ses origines purement commerciales. Trente ans après avoir signé le traité d’Asunción, l’ex-président uruguayen Luis Alberto Lacalle estime « urgent de desserrer les liens entre les États membres, de les rendre purement commerciaux et de supprimer les armatures politiques (8) ». Actuellement au pouvoir, son fils, le président Luis Lacalle Pou (élu en novembre 2019), paraît quant à lui s’être donné pour mission de saborder le traité de 1991. En prônant une « flexibilisation » qui permette à chaque membre de conclure des accords commerciaux de manière unilatérale, son gouvernement, déjà en négociation avec la Chine et la Turquie, menace de faire imploser l’union douanière et de transformer le Mercosur en simple zone de libre commerce. Il a aussi officiellement remis, fin 2022, sa demande d’adhésion au partenariat transpacifique (TPP), un accord de libre-échange dont font déjà partie le Chili, le Mexique et le Pérou, s’attirant les foudres de ses partenaires.

Ouvrir les vannes du commerce avec l’Europe ?

« Ce sont deux conceptions de l’intégration qui s’affrontent, analyse M. Ernesto Samper, ex-secrétaire général de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), une organisation d’intégration régionale créée en 2008 et par la suite boudée par les gouvernements conservateurs. L’une, conservatrice, dans laquelle chaque pays privilégie ses propres intérêts et où il y a une relation directe avec les États-Unis, et in fine une subordination, et l’autre, progressiste, qui ne se réduit pas au commerce et cherche à construire un régionalisme intégral. »

Au niveau commercial précisément, le comité technique du Mercosur se félicite (dans son dernier rapport annuel) de la hausse des échanges du bloc en 2021 (37 % pour un total de 600 milliards de dollars, soit 550 milliards d’euros), qui dépassent même les chiffres antérieurs à la pandémie, avec une balance commerciale favorable de près de 80 milliards de dollars (73 milliards d’euros). Cependant, ces résultats sont surtout dus à l’augmentation du prix des matières premières — qui concentrent 80 % des exportations — et cachent mal un rythme de croissance « structurellement faible », signalé par la Cepalc. Peu optimiste, celle-ci alerte sur la perte de parts de marché, notamment dans le secteur manufacturier, ainsi que sur une « désintégration commerciale et productive croissante », avec des échanges entre États membres retombés à 11 % (9).

C’est dans ce contexte que M. Lula da Silva plaide pour une relance du processus de ratification du traité de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne. Ses plus proches collaborateurs y voient un levier pour les secteurs industriels et technologiques du cône Sud tout en promouvant le « jeu multipolaire », avec une diversification des partenaires commerciaux qui permettrait de s’extraire de la rivalité commerciale Chine – États-Unis (10).

Or, explique l’Uruguayen Ubaldo Aita, membre du groupe progressiste au Parlasur, « le marché est incapable de relever seul les défis auxquels nous sommes confrontés. Au contraire : la division internationale du travail cantonne notre région à la production de marchandises avec peu de valeur ajoutée ». Ouvrir les vannes du commerce avec le Vieux Continent permettrait-il vraiment de sortir les pays du Mercosur de l’ornière économique dans laquelle ils se trouvent ? Certains en doutent : « L’Amérique latine a l’intention de s’industrialiser, prévenait le chef de la délégation argentine au Parlasur. Notre objectif est de développer notre région ; nos peuples n’ont pas besoin d’un accord avec l’Union européenne qui ne servirait qu’à consolider la primarisation de notre économie », ajoutait-il face à ses homologues écologistes européens, eux sensibles à la déforestation, au changement climatique et à l’emprise de la culture du soja (11).

« Servir d’exemple aux autres pays latino-américains »

Côté européen, l’inquiétude est également manifeste, notamment dans un secteur agricole préoccupé par des normes sociales, sanitaires ou environnementales différentes et une concurrence déloyale, ainsi que chez les militants écologistes, qui craignent un « renforcement de l’agro-industrie (12) ».

Le retour au pouvoir de M. Lula da Silva pourra-t-il participer à la réémergence d’un Mercosur progressiste dès lors qu’il semble, déjà, céder aux sirènes libre-échangistes ? Un bloc de 270 millions d’habitants, d’une superficie quasi continentale, représentant près de la moitié du produit intérieur brut (PIB) latino-américain — ce qui en fait la huitième puissance mondiale — pourrait alors peser sur le plan géopolitique. Sans même évoquer la perspective d’une alliance avec le Venezuela ou la Bolivie…

Mais on peut aussi redouter les limites d’un Mercosur progressiste, reposant sur l’actuel renforcement de l’alliance stratégique entre Buenos Aires et Brasília, donc exposé aux fluctuations politiques (une élection présidentielle aura lieu en octobre prochain en Argentine) et aux exigences libérales européennes. Le traité avec l’Union européenne est ainsi souvent présenté comme un accord « cars for cows » (des voitures contre des vaches), représentatif des échanges Nord-Sud classiques et qui pourrait accentuer les asymétries au sein du bloc latino-américain.

« Avec une approche “solidariste”, le Mercosur peut devenir un tremplin efficace pour que ses membres acquièrent plus d’autonomie, plus de marges de manœuvre au sein du système international, soutient le chercheur Alejandro Simonoff, professeur à l’université de La Plata. Il peut servir d’exemple aux autres pays latino-américains afin de promouvoir une intégration régionale profonde qui, par le biais de la coordination politique, ajoute-t-il, serve à lutter contre la position subordonnée à laquelle nos États périphériques sont structurellement assignés. » Alors, l’intellectuel argentin Jorge Abelardo Ramos aurait eu raison de suggérer : « Depuis les guerres d’indépendance, rien de plus important ne s’est produit en Amérique latine que la création du Mercosur. »



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