l’Allemagne part à la pêche en mer Baltique


Berlin (Allemagne), correspondance

La récupération de bombes au large des plages blanches de Scharbeutz, dans la baie de Lübeck ? Non, Corinna Conradt, éditrice berlinoise qui revient fréquemment sur les lieux de son enfance, n’a rien vu cet été. « Mais je connais le problème. Et, sans mauvais jeu de mots, c’est une bombe à retardement. Dans la région, les municipalités évitent consciencieusement le sujet et les gens du cru ne l’évoquent qu’à demi-mots, raconte-t-elle. En même temps, ici, tout le monde connait l’histoire des morceaux d’ambre que l’on trouve au bord de l’eau et qui parfois s’enflamment. Ce sont en réalité des bouts de phosphore, échappés de bombes incendiaires immergées. »

Au fond de la Baltique et de la mer du Nord, ces bombes incendiaires ne sont qu’un élément d’une vaste panoplie d’engins explosifs remplis de substances toutes plus dangereuses les unes que les autres pour la flore, la faune et l’espèce humaine.


L’opération allemande démarre dans la baie de Lübeck où les eaux peu profondes et les vagues plus petites et moins fréquentes permettent d’arrimer plus facilement les bateaux de récupération au fond.
© Seascape

« Allemands et Alliés ont déversé environ 1,6 million de tonnes de munitions diverses et 5 000 tonnes de gaz de combat dans les deux mers. Ils ont aussi directement coulé de vieux navires remplis à ras bord. Le gros a été immergé en 1945 et après. Mais il y a aussi des munitions et des mines de la 1ʳᵉ Guerre mondiale », détaille Wolfgang Sichermann, ingénieur naval et fondateur de Seascape. Son entreprise assure la coordination de la partie technique et opérationnelle du « Programme immédiat de récupération des munitions » lancé par l’Allemagne en 2023 avec un budget de 100 millions d’euros.

« Les moules placées à proximité présentent un taux élevé de tumeurs cancéreuses »

Quelle est la vraie nature du danger sous-marin ? « Près des sites, nous relevons la présence de multiples substances qui proviennent des bombes et témoignent des niveaux de corrosion. Les poissons plats prélevés et les moules placées à proximité présentent un taux élevé de tumeurs cancéreuses », explique Jens Greinert, géologue expert des fonds marins et coordinateur du suivi scientifique pour Geomar, le grand Centre océanographique de Kiel.


Dans la baie de Lübeck, le fond est à moins de 10 mètres et la récupération des bombes grâce à des pinces est relativement simple.
© Seascape

Prévoir la catastrophe n’est cependant pas évident : « Les fusées V1 et les mines ont des parois fines pendant que les bombes aériennes sont plus solides. Par ailleurs, sur un même site et pour le même type de bombe, on trouve des spécimens complètement rongés et d’autres qui tiennent encore. » Difficile de dresser un calendrier précis de la décomposition de ces stocks : « Mais la pollution de masse est programmée et ce jour-là, si rien n’a été fait, les bombes ne seront plus en état d’être transportées. Certaines sont déjà en purée. Ceci sans parler des gaz de combat », ajoute le scientifique.

« Il y a une prise de conscience dans les pays et régions côtières »

Unique en son genre, le programme allemand de récupération est le produit d’une lente prise de conscience et de quelques impulsions externes : « Nous assurons un suivi de la qualité des eaux et des effets des substances chimiques sur l’environnement marin depuis 2016 avec l’analyse de près de 6 000 prélèvements divers, dit Jens Greinert. On constate que la situation se détériore. Nous avons le même retour de nos collègues danois, polonais, néerlandais ou belges. Il y a une prise de conscience dans les pays et régions côtières. »

Par ailleurs, le développement des parcs éoliens en mer a amené de nouveaux acteurs fortunés et actifs qui financent aussi des opérations de déminage. Enfin, la nomination de l’écologiste Steffi Lemke au ministère de l’Environnement, très concernée par le problème quand elle n’était que simple députée, n’est pas un détail.


Pelleteuses, drones et robots sous-marins ou encore jets sous pression, toute les opérations de récupération sont pilotées à partir des navires spéciaux. Plus il y a de vase, plus la tâche est longue et complexe.
© Seascape

L’objectif final du programme est d’apprendre à remonter et traiter ces munitions à grande échelle. Pour la première phase, trois sites de munitions ont été retenus avec pour mission de récupérer jusqu’à 50 tonnes de munitions. Ce qui explique pourquoi d’août à octobre dernier, la baie de Lübeck, zone test contaminée et peu profonde, a accueilli un balai inhabituel de bateaux scientifiques et techniques et de barges équipées de grues, drones et autres robots sous-marins sur chenille.

« La Baltique a été retenue plutôt que la mer du Nord parce qu’elle est moins profonde, il y a des vagues moins hautes, les dépôts sont bien plus près des côtes et enfin parce que les concentrations de produits toxiques relevées y sont 100 fois plus fortes », raconte Wolfgang Sichermann, qui précise que l’idée est aussi de pouvoir détruire ces grandes quantités d’explosifs sur le lieu même de la récupération : « Un appel d’offres européen pour la construction d’une plateforme en mer de “neutralisation” des armes a été lancé. Il est prévu la construction d’un prototype à l’horizon 2026. C’est la seconde phase du programme. »


Dans les terrain vaseux, comme ici le haut-fond de la Kolberger Heide à quelques dizaines de mètres de la côte, bombes et munitions se retrouvent agglomérées parfois sur plusieurs mètres de profondeur.
© Geomar

Seascape, ses partenaires spécialistes du déminage marin Seaterra et Eggers ainsi que les plongeurs de Hansataucher ont déjà travaillé trente jours à extraire des munitions. Ils poursuivront au printemps 2025 mais, déjà, la mission apporte des informations précieuses qui serviront à mieux préparer les futures missions ainsi qu’à adapter les matériels.

Des bombes sous la vase

« Sur le site de Haffkrug, le sol était ferme, comme observé avec le drone. Les bateaux-grues ont pu s’arrimer au fond et travailler avec la stabilité nécessaire. Même chose avec les robots, explique l’ingénieur. En revanche, sur le site de Pelzerhaken, nous avons découvert que toute la zone reposait sur une épaisse couche de vase avec des bombes et des munitions enfouies et empilées sur une épaisseur de 4 à 6 mètres. Là-bas, les bateaux s’installent avec peine. Il faut déblayer avec de l’eau sous pression et les robots circulent mal. On prend dix fois plus de temps. »


Un des employés de l’entreprise hambourgeoise spécialisée en déminage Seaterra tient entre les mains les restes rongés d’une caisse de cartouches.
© Seascape

La corrosion a soudé les balles et les caisses de munitions en blocs, faciles à remonter. En revanche les bombes et mines rongées et ouvertes sont d’abord placées dans de nouveaux conteneurs qui sont remontés ultérieurement. C’est là où les plongeurs interviennent : « C’est la loi. Il faut évaluer l’état et la dangerosité des bombes avant tout déplacement. »

Tout suit un protocole précis, puis est envoyé à terre. Et enfin conditionné pour partir par convois routiers spéciaux en direction de Munster, en Basse-Saxe, là où se trouve une immense base militaire terrestre dotée de toutes les installations nécessaires. « C’est pour éviter ces transports coûteux et dangereux qu’une plateforme de neutralisation va être construite. Nous ne travaillerons pas toujours près des côtes », explique Wolfgang Sichermann. Car les océans du monde, y compris en France, sont encore parsemés de dépôts de bombes abandonnées, qui ont besoin d’être récupérés.



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