ingénieur chez Total, Xavier a démissionné


« On peut faire de la cybersécurité et être écolo », introduit Xavier, ingénieur informatique, l’œil malicieux. On peut… jusqu’à un certain point. Il y a un an, ce jeune quadragénaire a démissionné d’un poste stratégique et confortablement rémunéré au service de la plus puissante multinationale française : TotalEnergies. Au nom de ses convictions écologiques.

En ce mois de septembre, attablé à une brasserie parisienne, son débit de parole est empressé. Comme s’il avait attendu trop longtemps ce moment de partir — et d’en parler. Cette démission est « préparée de longue date », glisse-t-il, avec un brin de mystère. Discret de nature, il précise d’emblée ne vouloir être le porte-parole de personne. « Je veux juste apporter ma pierre à l’édifice. »

Après huit ans à travailler en France comme informaticien dans une entreprise de vidéosurveillance, Xavier a été embauché en 2019 par Bechtle, leader européen de prestation en informatique. Sa mission : assurer la cybersécurité de TotalEnergies Gas & Power. « Je savais très bien pour qui je travaillais », admet-il. Le grand public, un peu moins. Toutes aussi puissantes que méconnues, TotalEnergies Gas & Power (TGP), basée à Londres, et Totsa, basée à Genève, sont les deux sociétés de trading du pétrole et du gaz de la multinationale.


Des activistes écologistes, dont les activistes ougandais Hilda Flavia Nakabuye et Maxwell Atuhura, lors de la marche climat à Paris, en mars 2022.
© NnoMan Cadoret/Reporterre

Cette activité de trading consiste à acheter et revendre des matières premières sur les marchés financiers. Au sein de TGP, les traders négocient le prix du gaz et de l’électricité. Totsa gère, de son côté, le négoce des produits pétroliers. Le but : dégager un maximum de marges pour le groupe TotalEnergies. Marges qui lui permettent d’accroître sa puissance sur le marché financier et de déployer ses activités sur le terrain.

Des milliards de bénéfices par des sociétés de trading opaques

Tandis que les actions citoyennes et articles journalistiques ciblent souvent les soutiens des banques et assurances, la branche trading représente un levier colossal d’autofinancement pour TotalEnergies, lui permettant entre autres de mener à bien ses projets fossiles. Cette branche est pourtant peu ciblée par les journalistes et ONG : le média suisse Le Temps s’en étonnait dans une enquête inédite sur les « armes suisses et secrètes » de la multinationale.

La branche trading de Total regroupe près de 2 000 salariés si, en plus du millier de salariés en Suisse, on inclut les bureaux plus restreints de Houston, Singapour et Dubaï. C’est peu, très peu de salariés comparé au chiffre d’affaires et bénéfices engendrés. Car la rentabilité de cette branche donne le tournis. Totsa a enregistré près de 3 milliards de bénéfices et 100 milliards de chiffres d’affaires en 2023, d’après le rapport annuel de la multinationale (page 611). « L’an dernier, TotalEnergies a publié un bénéfice net de 19,7 milliards d’euros. Sa première filiale genevoise inconnue y contribue donc à hauteur de 14 % », résume Le Temps.

Les informations financières de Total Gas&Power ne sont pas lisibles dans le rapport annuel. Si les chiffres de 2023 restent donc inconnus, Xavier affirme que lorsqu’il y était en mission, en 2019, « les 400 salariés de Total Gas&Power réalisaient environ 1 milliard de bénéfices. C’est le chiffre qui circulait », indique Xavier. « J’ai toujours été curieux par nature, et le service informatique était une bonne fenêtre pour comprendre partiellement le fonctionnement interne. »

Vidéos sur le développement durable

Né dans une famille de gauche sensibilisée à l’écologie, Xavier a mis un pied dans le milieu non sans arrière-pensée. Très vite, il s’est dit « il faut que je trouve une porte de sortie de ce système qui ne me convient pas », se souvient-il. « Je voulais gagner de l’argent rapidement, liquider mes crédits, et puis chercher une ferme dans la cambrousse pour mes projets futurs. Il fallait que je sorte de tout ça… En sensibilisant au maximum mes collègues en attendant. »

À l’occasion d’un déménagement des infrastructures de trading de Londres à Genève, dans le cadre d’un projet de fusion, l’ingénieur s’est retrouvé fin 2020 en mission pour Totsa. À Genève comme à Londres, à chaque fois, des communications émises par Total Énergies autour du développement durable circulaient parmi les salariés. « Mes collègues en interne — pas les prestataires comme moi — étaient obligés de visionner des vidéos sur ce sujet. C’était mal fait, assez bidon, et cela les faisait doucement rigoler », raconte Xavier.

En 2022, la communication interne s’est concentrée sur le pipeline Eacop en Afrique de l’Est, un projet climaticide (34,3 millions de tonnes de CO2 par an) et néfaste pour les droits humains.

« C’était au pic de la médiatisation d’Eacop. Chez Total, une cellule d’une dizaine de personnes était chargée de travailler sur la communication publique. En interne, on nous a proposé, à Genève, trois sessions plénières, pour les salariés volontaires, dédiées à Eacop et animées par un communicant venu de Paris. »

« Tu es obligé de mettre un peu la tête dans le sable »

Xavier s’y est rendu. Par curiosité. Pas ses collègues. « On a plutôt de hauts salaires, donc les gens ne demandent rien de plus. Quand je leur en parlais, ils me disaient qu’ils savaient que Total faisait de la merde, mais bon, ils étaient blasés. Quand tu travailles chez Total, tu es obligé de mettre un peu la tête dans le sable : tu as ton crédit, tes enfants… »

Le tournant Eacop : « Cette fois, c’était le moment »

Dans la tête de Xavier en revanche, Eacop a marqué un tournant définitif. Sur les réseaux sociaux, il découvre la campagne Desert’ Eacop, relayée notamment par l’activiste Camille Étienne, initiée par le collectif Vous n’êtes pas seuls (VNPS) qui regroupe des ingénieurs déserteurs. « J’avais prévu de partir depuis longtemps, et j’aurais voulu moins travailler pour Total… Mais j’avais des contraintes financières personnelles. Cette fois, c’était le moment. Quand j’ai vu cette campagne, j’ai écrit à Camille Étienne », retrace l’ingénieur.

Xavier est entré en contact avec VNPS. « Il nous a contactés lorsqu’il était sur le point de démissionner. Il avait déjà fait son choix politique à ce moment-là : ce n’est pas quelqu’un qui est venu chercher un réconfort », se souvient Romain Boucher, ex-ingénieur, un des cofondateurs de VNPS.


Un visuel du collectif Vous n’êtes pas seuls à destination des salariés de TotalEnergies.
VNPS

« Il nous a contactés pour poursuivre sa trajectoire dans un réseau d’entraide, militant, et d’enquête. C’est lui qui nous a aidé à nous intéresser à cette branche spéculative monumentale. C’était exactement ce que l’on recherchait en lançant VNPS : des profils d’experts capables de mettre à jour des points névralgiques des secteurs de l’économie nuisibles à transformer radicalement, voire à démanteler. »

Réactions timides de ses collègues

Xavier a posé sa démission à l’automne 2023, sans fracas. Un an plus tard, en septembre 2024, malgré ses craintes quant aux conséquences sur son employabilité d’une prise de parole publique, il a décidé de poster sur Linkedin les vraies raisons de son départ. « Je ne pouvais plus continuer de participer à des projets qui détruisent le vivant et portent atteinte aux droits humains. En espérant que ma désertion en entraînera d’autres. » Les réactions ont été timides. Certains employés du secteur l’ont assuré de leur soutien en privé.

Xavier n’est pas le premier salarié du secteur spéculatif et financier qui contacte VNPS. Lorsqu’un salarié occupant ce type de postes prend la parole, cela permet de « mettre à nu cette violence du système industriel, en partant de ce qui lui permet de générer toujours plus de puissance monétaire. En fait, c’est avant tout à nous, privilégiés, de déserter », défend Romain Boucher.

« C’est avant tout à nous, privilégiés, de déserter »

L’attention médiatique pour ces actes de démissions s’est accrue en 2022 autour du discours des ingénieurs agronomes. « On a toujours su que le système nous emmenait droit dans le mur. Mais là, il se rapproche. C’est un terreau de désertion », juge Xavier avec espoir.

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