• jeu. Sep 19th, 2024

En Allemagne, des « colons ethniques » veulent blanchir les campagnes


Leisnig (Allemagne), reportage

« Ils veulent diffuser leur poison partout, dans les écoles, les associations… », s’inquiète une habitante de Leisnig, 8 000 habitants dans l’est de l’Allemagne. Des « völkische Siedler », ou « colons ethniques », se sont installés dans cette petite ville et sa périphérie depuis une décennie. Située en Saxe, avec ses nombreuses bâtisses en ruine, son kebab installé en face de la mairie et son centre historique vieux de presque 1 000 ans, la petite ville est typique de la région. Et c’est là que des partisans de l’extrême droite allemande venus de l’ouest ont élu domicile — entre cinq et sept familles, qui s’ajoutent aux militants d’extrême droite de la région.

Leur but : quitter l’ouest où la présence d’immigrés et d’Allemands d’origine étrangère leur est insupportable pour s’installer dans des zones rurales et blanches à l’est, de façon à y conserver la « substance ethnique » allemande. Le tout, sous les apparences d’amoureux de la nature en recherche de liens avec le vivant.

Leisnig, 8 000 habitants. Dans l’est de l’Allemagne, le parti d’extrême droite a remporté une victoire inédite dans un scrutin régional, le 1er septembre.
© Stella Weiss / Reporterre

« Derrière la façade inoffensive d’agriculteurs bio attachés à la tradition se cache en réalité la croyance en la prétendue supériorité du peuple allemand et une vision du monde raciste et antisémite », écrivait, en 2021, le gouvernement au sujet de ces « colons ethniques ». Dans les faits, ces derniers rachètent des fermes mais ne les cultivent pas forcément.

Des « colonies ethniques » ou « völkisch » sont présentes dans presque tous les Länder du pays, avec une prédilection pour l’est. L’extrême droite tire profit du destin difficile de l’ex-République démocratique allemande (RDA), en partie désertée après l’unification du pays et où beaucoup de fermes et de maisons abandonnées ne coûtent presque rien. L’arrivée de nouvelles familles est perçue de manière positive dans les villages vieillissants, d’autant que ces nouveaux voisins ont de nombreux enfants et se montrent attentifs aux autres : ils vont aux enterrements en signe de solidarité, proposent leur aide, s’engagent comme pompiers volontaires…

L’extrême droite tire profit du destin difficile de l’ex-République démocratique allemande (RDA), en partie désertée après l’unification du pays et où beaucoup de fermes et maisons abandonnées ne coûtent presque rien.
© Stella Weiss / Reporterre

Quant à leur idéologie, elle ne pose pas forcément problème à l’est du pays où le parti d’extrême droite AfD fait ses scores les plus hauts, comme lors des élections régionales le 1er septembre : en Saxe et en Thuringe, il a recueilli plus de 30 % des suffrages.

Traditions germaniques

Là, dans un entre-soi confortable, ces représentants de l’extrême droite la plus radicale peuvent vivre selon des traditions « germaniques » et penser en termes de générations plutôt que d’échéances électorales. Comme l’expliquent les journalistes Andrea Röpke et Andreas Speit dans leur livre consacré à cet accaparement des terres (Völkische Landnahme, Ch. Links Verlag, 2019), ces colons ethniques s’inscrivent dans la continuité du mouvement völkisch, apparu à la fin du XIXe siècle outre-Rhin et précurseur du nazisme : il prône une identité enracinée, lie terre, peuple et sang dans un élitisme racial et donc un rejet de l’étranger.

À Leisnig, l’affaire a commencé il y a une décennie : la famille Strauch a installé sa maison d’édition dans un village en périphérie. Y sont vendus des affiches représentant des soldats des Waffen-SS en action sur le front de l’est, des cartes de l’Empire allemand d’avant 1945 ou des livres sur le IIIe Reich et la Seconde Guerre mondiale. En 2019, les lieux ont été perquisitionnés dans le cadre d’une information judiciaire ouverte pour incitation à la haine.

Sont aussi arrivés Christian Fischer et sa famille. Sous ses allures de gendre idéal, il est un ancien cadre de l’organisation désormais interdite des Jeunesses allemandes fidèles à la patrie (inspirées des Jeunesses hitlériennes) — il a été condamné en 2010 à douze mois de prison avec sursis pour incitation à la haine.

Christian Fischer a été élu au conseil municipal (Stadtrat) de Leisnig. Il est un ancien cadre de l’organisation désormais interdite des Jeunesses allemandes fidèles à la patrie (inspirées des Jeunesses hitlériennes).
© Stella Weiss / Reporterre

Jusqu’en 2023, il était aussi le porte-parole de Réinvestir l’Allemagne centrale (Zusammenrücken nach Mitteldeutschland), une initiative visant à promouvoir l’installation de familles d’extrême droite à l’ouest et proposant un réseau d’aide pour y parvenir. En 2023, l’initiative s’est autodissoute après l’interdiction par le ministère de l’Intérieur d’une autre structure proche, la Artgemeinschaft, « une association néonazie, raciste, xénophobe et antidémocratique qui compte environ 150 membres », selon le ministère, et dont faisaient partie des habitants de Leisnig.

Une stratégie politique subtile

Dans un premier temps, les nouveaux arrivés se sont faits discrets à Leisnig, privilégiant un engagement politique dans les grandes villes voisines de Chemnitz ou Dresde. Lutz Giesen, actif sur la scène néonazie depuis longtemps et lui aussi nouvel arrivant à Leisnig, a par exemple déclaré la manifestation organisée annuellement par l’extrême droite à Dresde en mémoire du bombardement de la ville par les Alliés en février 1945. À Leisnig même, ils ont commencé par s’investir dans la vie civile : associations, crèches, écoles de leurs enfants ou collecte de dons pour les victimes des inondations à Ahrtal.

C’est à la faveur de la crise sanitaire que les colons ethniques ont commencé à occuper la place principale de Leisnig, en 2021. Sous le slogan « Nous voulons vivre », ils ont organisé des manifestations régulières pour s’opposer aux mesures gouvernementales anti-Covid.

« La peur crée l’obéissance. » Les militants d’extrême droite ont organisé des manifestations régulières pour s’opposer aux mesures gouvernementales anti-Covid.
Site d’extrême droite leisnig.info

Dans la foulée, ils ont créé le site Leisnig.info, décliné sur les réseaux sociaux et sous forme d’un bulletin d’information papier. Présenté comme un média « indépendant », cette plateforme est en réalité un outil servant à promouvoir leur idéologie et à nommer avec nom et prénom leurs opposants politiques.

Alliance entre « nazis d’ici » et « colons ethniques »

« Ils sont plus subtils et plus malins que les néonazis d’ici qui étaient actifs dans les années 1990. Ils ont une véritable stratégie pour diffuser leur idéologie et mettre à mal la démocratie », remarque un habitant de Leisnig. Originaire de la région, il a connu les violences physiques perpétrées par des néonazis dans les « années battes de baseball » (Baseballschlägerjahre).

Cet opposant, qui souhaite rester anonyme (comme tous ceux interrogés par Reporterre), ne manque pas de rappeler que les colons ethniques ont créé des contacts solides avec les « nazis d’ici ». Notamment à travers le parti d’extrême droite des Freien Sachsen (Saxons libres), qui aspire à l’indépendance du Land de Saxe et regroupe sous un même toit divers groupes extrémistes et néonazis.

Des « colonies ethniques » ou « völkisch » sont présentes dans presque tous les Länder du pays, avec une prédilection pour l’est.
© Stella Weiss / Reporterre

En juin dernier, plusieurs de ces acteurs ont été élus aux élections locales sous l’égide des Freien Sachsen : Lutz Giesen est entré au conseil départemental (Kreistag) de Saxe centrale (Mittelsachsen). Christian Fischer a été élu au conseil municipal (Stadtrat) de Leisnig, en compagnie d’un autre candidat des Freien Sachsen. « Leur but va être d’empêcher le bon fonctionnement du conseil municipal et de ralentir ce qu’ils peuvent. Ils ne cherchent pas à gagner quoi que ce soit, mais à détruire », analyse une habitante de Leisnig.

Ils ne comptent pas s’arrêter là : le 1ᵉʳ septembre, les Länder de Saxe et de Thuringe étaient appelés à renouveler leur Parlement. Christian Fischer était encore candidat. Sollicités, lui et Lutz Giesen ont décliné nos demandes d’interview.

Des tags dénoncent la présence de militants d’extrême droite dans le village.
© Stella Weiss / Reporterre

En face, une alliance citoyenne s’est constituée pour informer — la population ainsi que les entreprises — sur l’idéologie portée par ces nouveaux venus. Constituée d’un noyau d’une dizaine de personnes, elle a remporté de petites victoires (les vendeurs de biens immobiliers scrutent désormais le profil des acheteurs potentiels), mais pas de quoi mettre un terme au processus enclenché. « Les autorités allemandes ne prennent pas la mesure du problème que représente l’extrême droite, ou le minimise, regrette Kerstin Köditz, députée de gauche radicale (Die Linke) au Parlement de Saxe. Et pour nous, dans les espaces ruraux, ça va devenir très compliqué si nos habitants progressistes partent à cause de l’arrivée de colons ethniques ou assimilés. Dans ces endroits, on ne va pas réussir non plus à attirer des personnes issues de l’immigration. Mais on a besoin d’habitants pour faire vivre les campagnes ! »

« Les autorités minimisent le problème que représente l’extrême droite »

Un constat partagé parmi les habitants que nous avons interrogés, dans ce pays qui manque cruellement de main d’œuvre. L’une d’elles propose de s’inspirer de la stratégie de ces opposants politiques : « On ne va pas résoudre le problème en partant ou en se cachant », explique celle qui a emménagé là, entre autres, par choix militant. « Après tout, les nazis ont quitté l’ouest, car c’était inconfortable pour eux. Il faut faire en sorte que ce soit la même chose ici. Ce sera une belle raison de parler de Leisnig dans les journaux, si on y arrive. »

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