Face au risque de guerre nucléaire, les États se réintéressent aux abris anti-atomiques


D’austères alignements de couchettes métalliques, dans un parallélépipède aveugle composé de plaques d’acier d’un vert glauque aux rivets apparents. La Russie a commencé à produire en série des abris anti-atomiques mobiles, a rapporté l’agence Reuters mardi 19 novembre.

D’après l’institut de recherche du ministère des situations d’urgence, ce refuge baptisé « KUB-M », composé d’une salle et d’un bloc technique, peut protéger ses 54 occupants des ondes de choc, des radiations, des incendies et de multiples autres menaces pour une durée pouvant aller jusqu’à 48 heures. Il peut être facilement transporté sur un camion et connecté à des réserves d’eau, et peut également être déployé dans le vaste permafrost du nord de la Russie, a précisé l’institut.

Missiles à longue portée

Cette décision intervient dans un contexte de tensions internationales croissantes. Dimanche 17 novembre, l’administration du président Joe Biden a autorisé l’Ukraine à utiliser des missiles étasuniens à longue portée ATACMS pour frapper la Russie — un revirement important de la politique de Washington dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. En réponse, Vladimir Poutine a signé mardi 19 novembre un décret élargissant les possibilités de recours aux armes atomiques.

Les autres alliés de l’Ukraine lui ont aussi fourni des armes, mais avec des restrictions sur la manière et le moment où elles peuvent être utilisées à l’intérieur de la Russie, de crainte que leur utilisation n’entraîne des représailles qui attireraient les pays de l’Otan dans la guerre ou provoqueraient un conflit nucléaire.

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Malgré cela, les annonces concernant le développement ou la remise en état d’abri anti-atomiques se multiplient sur le continent européen. L’Ukraine s’est lancée cette année dans la construction d’écoles dotées de refuges anti-nucléaires.

La Suède a commencé lundi 18 novembre à envoyer à ses habitants quelque 5 millions de livrets d’information sur la conduite à tenir en cas d’attaque. Elle œuvre à la mise à jour des équipements de ses abris depuis 2021 et a débloqué en avril dernier une enveloppe de 385 millions de couronnes (33 millions d’euros) pour mener à bien ce projet.

L’Allemagne a annoncé lundi 25 novembre avoir commencé le recensement des bâtiments publics et privés où sa population pourrait se réfugier en cas d’attaque : parkings, gares souterraines, etc. Elle en compterait 579, datant pour la plupart de la Guerre froide, qui pourraient abriter 480 000 personnes (sur 84,48 millions d’habitants en 2023). Ses habitants sont encouragés à convertir leurs sous-sols en refuges et le développement d’une application géolocalisant ces abris est prévu.

370 000 abris en Suisse, un millier en France

Mais l’État le plus en avance dans ce processus reste la Suisse, qui disposait fin 2022 de près de 370 000 abris anti-bombardements, dont 9 000 bunkers publics, pour la plupart bâtis pendant la Guerre froide et entretenus conformément à une obligation réglementaire de 2002. L’ensemble de ses 8,6 millions d’habitants y auraient une place.

Reste la France, qui ne partage pas cette fébrilité bétonnière. En 2023, le sénateur de l’Oise Olivier Paccaud avait interpellé le ministre des Armées Sébastien Lecornu sur « les faibles capacités d’abris souterrains destinés à protéger la population en cas de conflit armé nucléaire ». Selon lui, la France ne comptait qu’à peine « un millier » d’abris : 600 militaires et 400 civils privés.

« Rapportés à la population, ces chiffres confèrent à notre pays un taux de protection contre le risque nucléaire d’une insigne faiblesse puisqu’il est à peine supérieur à 0 % », avait-il tancé. La Première ministre Élisabeth Borne avait répondu que « depuis 1964, la dissuasion nucléaire protège en permanence la France de toute menace d’agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, quelle qu’en soit la forme ».

« Si l’ennemi choisit de prendre le risque, vous allez mourir »

« La dissuasion, c’est l’idée que toute atteinte aux intérêts vitaux de la France pourrait entraîner une riposte qui causerait à l’ennemi des pertes inacceptables », explique à Reporterre un haut fonctionnaire au fait du dossier. Les piliers de cette doctrine sont les modernisations successives de l’arsenal nucléaire ; la présence permanente d’un sous-marin lanceur d’engins pouvant toucher des cibles même très lointaines ; et une doctrine « ambiguë », non écrite, intimidante en ce qu’elle laisse planer le doute sur le niveau d’agression qui déclencherait l’utilisation de l’arme atomique.

Dans cette stratégie, la construction d’abris anti-atomiques serait au mieux inutile, au pire contre-productive : « Cela pourrait porter atteinte à la crédibilité de la dissuasion, en laissant entendre que nous-même ne croirions pas à notre propre doctrine », explique le haut fonctionnaire. La protection que confère cette doctrine de la dissuasion nucléaire reste néanmoins très discutable, insiste Benoît Pelopidas, fondateur du programme Nuclear Knowledges à Sciences Po Paris : « La dissuasion n’est pas une protection. C’est le pari que la menace nucléaire va convaincre l’ennemi de ne pas frapper. Si l’ennemi choisit de prendre le risque, vous allez mourir ou subir des conséquences très graves. »


Les refuges existants, comme celui-ci en Suisse, sont aménagés en sous-sol.
Kecko from Switzerland (Rheintal SG) / CC BY 2.0 / Wikimedia Commons

Malgré cette doctrine, les entreprises françaises spécialisées dans la construction d’abris anti-atomiques pour les particuliers témoignent d’un intérêt croissant pour leurs produits. Le gérant d’Amesis Building International Protect Enzo Petrone se souvient de la déclaration d’Emmanuel Macron sur un éventuel envoi de troupes au sol, en février 2024. « Pendant un mois, on a eu deux cents coups de fil par jour », raconte-il au Figaro.

La société française Bünkl conçoit, fabrique et commercialise des refuges souterrains dotés de filtres NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique) et d’une autonomie « qui dépasse largement notre capacité psychologique à supporter un confinement », explique son patron Karim Boukarabila. Le tout, pour le prix « d’une grosse berline allemande » — le prix de la prochaine solution technique proposée par l’entreprise « devrait être inférieur à 70 000 euros ».

L’entreprise n’a pas souhaité communiquer son nombre de ventes, mais observe que la demande augmente depuis le début du conflit en Ukraine. « On a tous les profils : femmes seules, personnes âgées, jeunes couples… Les gens se renseignent », raconte Karim Boukarabila. De fait, d’après un sondage conduit par l’équipe de Benoît Pelopidas en partenariat avec l’IFOP, 17,5 % des personnes interrogées en 2019 considéraient qu’une guerre nucléaire faisait partie des trois problèmes les plus susceptibles d’affecter leur vie dans les dix années à venir ; en octobre 2024, elles étaient 26,4 %.

« On n’aurait que dix à trente minutes pour faire descendre les gens dans les abris »

Ces angoisses ne sont pas nouvelles et enflent et refluent au gré de l’actualité internationale. En 1980, dans un contexte de guerre froide, la vente d’abris anti-atomiques était déjà « en pleine expansion », selon un journal d’Antenne 2.

De tels abris n’offriraient pourtant qu’une protection précaire et limitée à la population. Première difficulté, atteindre le refuge à temps. « Compte tenu de la vitesse d’un missile balistique et des délais d’alerte, on n’aurait que dix à trente minutes pour faire descendre les gens dans les abris », indique le haut fonctionnaire.


Un dortoir dans un abri anti-atomique en Suisse. Le pays en compte plusieurs centaines de milliers, dont 9 000 publics.
Kecko from Switzerland (Rheintal SG) / CC BY 2.0 / Wikimedia Commons

Même s’ils étaient rejoints à temps, de tels abris ne seraient pas la panacée. « S’il y a guerre nucléaire majeure, il est fort probable que les gens meurent de faim ou de suffocation dans l’abri, même si ces équipements peuvent être utiles en cas d’attaque conventionnelle ou éventuellement de frappe nucléaire unique et limitée. Il est faux de dire qu’il existe une technologie qui fait que la guerre atomique n’est plus un problème parce qu’on peut vivre en sous-sol », avertit Benoît Pelopidas.

À la sortie, se poserait la question de la survie à long terme dans un territoire dévasté et irradié. Une guerre nucléaire pourrait en effet entraîner une famine mondiale et la mort de plus de 5 milliards de personnes, selon une étude publiée dans Nature Food en août 2022.

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