Le « techno-féodalisme » et l’idéologie du technologisme


Le moyen âge, du moins,

Le vrai, tel qu’il a été en son temps,

Je le supporterai ; délivre-nous

De cet état bâtard, uniquement,

De cette chevalerie dégradée,

De ce mélange dégoûtant

De chimère gothique et de fraude moderne,

Qui n’est ni viande ni poisson.

Chasse la bande de comédiens,

Et ferme les théâtres où sont représentées

Des parodies sur les temps anciens.


Heinrich Heine, « L’Allemagne : Un conte d’hiver » [1]

Le retour du féodalisme et la fin du capitalisme sont actuellement à la mode dans le champ intellectuel. Qu’est-ce que le “ techno-féodalisme ” ? Et surtout, quelle est sa véritable position dans la ’bataille idéologique’ ? A l’instar de Heine, critique du romantisme du 19ème siècle, peut-on dire que le techno-féodalisme est une “ escroquerie moderne ” de la bourgeoisie ?

La thèse techno-féodale est défendue par un ensemble d’écrivains de la “ gauche occidentale ”. Dans le domaine appelé, par Gabriel Rockhill, “ l’industrie mondiale de la théorie ” [2], il y a une pléthore de nouveaux livres avec des titres tels que Techno-Feudalism : ce qui a tué le capitalisme, Techno-féodalisme : Critique de l’économie numérique, ou Capital’s Grave : Neofeudalism and the New Class Struggle. Ils montrent l’obsession des gauchistes occidentaux pour la fin du capitalisme et la conception d’une nouvelle forme de féodalisme qui aurait remplacé le capitalisme et existerait à côté du ’capitalisme numérique’. Philosophes, économistes, professeurs de médias et journalistes s’engagent de plus en plus dans ce discours pour expliquer notre époque.

Pour le marxiste Michel Clouscard, la nouvelle bourgeoisie de l’après-guerre, notamment les “ freudo-marxistes ”, s’est engagée dans la théorisation du ’consommateur révolutionnaire’ [3]. Dans ce moment historique, d’une part, ces théoriciens sociaux-démocrates proclament l’’embourgeoisement’ des travailleurs. D’autre part, ils concevaient les révolutionnaires comme des consommateurs au revenu disponible. Aujourd’hui, les penseurs bourgeois proclament qu’il existe une inversion inédite de cette situation : les consommateurs révolutionnaires sont devenus des consommateurs opprimés.

Je retrace ici la mutation de l’idéologie de la bourgeoisie. Le contenu a changé, mais la critique clouscardienne nous guidera. Ainsi, la thèse techno-féodale et sa propre critique de ce nouveau mode de production, je l’affirme, fonctionnent comme un nouveau camouflage de l’idéologie “ technologisme ”, telle qu’elle a été conçue à l’origine par Samir Amin. Avec nos théoriciens de la “ gauche occidentale ”, le techno-féodalisme camoufle leur idéologie du “ technologisme ”, qui est liée, à notre époque d’impérialisme mondial, à la vision eurocentrique du monde. Les écrivains techno-féodaux s’engagent dans l’’antéprédicatif’, une conception critique clouscardienne, qui place le ’mot’ avant le ’monde’. Le mot ’techno-féodalisme’ camoufle l’idéologie du ’technologisme’, qui méconnaît les développements matériels dans le monde de l’impérialisme mondial : une imposture bourgeoise. Inévitablement, nous arrivons à la vision eurocentrique du monde.

Nos théoriciens proposent l’existence d’un nouveau féodalisme, puis critiquent leur propre conception. Contrairement à Marx, Engels ou Lénine, qui fondaient leurs critiques sur les idéologues libéraux – Ricardo, Smith, Bentham ou Hobson – ces théoriciens conçoivent la conception et critiquent leur propre conception. Est-ce du nombrilisme ? Peut-être. Du gauchisme ? Oui.

Pourquoi faut-il polémiquer ?

Je suis la logique de Clouscard et de son livre, qui a influencé mon écriture, Néo-fascisme et idéologie du désir. Clouscard donne trois raisons de critiquer l’idéologie du ’freudo-marxisme’ qui s’appliquent aujourd’hui au techno-féodalisme et à l’idéologie du ’technologisme’. D’abord, dans la bataille idéologique, il s’agit de critiquer “ le terrorisme culturel d’une néo-mandarinat ” [4]. Les pratiques publicitaires de l’industrie théorique mondiale créent et surveillent les frontières de la critique. Cette industrie peut mieux fonctionner en utilisant la philosophie de l’’antéprédicatif’ : le néo-kantisme. Cette autre conception clouscardienne relève d’une philosophie qui revient à l’œuvre (tronquée) d’Emmanuel Kant et au problème des phénomènes et des noumènes. De même que l’antéprédicatif place le sujet avant le prédicat, le néo-kantisme reprend l’ancienne position épistémologique : placer les phénomènes avant les noumènes, ou la pensée avant le monde. Ces opérations permettent à l’industrie théorique mondiale de produire de nouvelles philosophies sans liens réels avec le monde matériel. Voilà : des gauchistes de salon.

Par ailleurs, il y a l’opportunisme, ou la récupération sociale-démocrate du marxisme. Le marxisme est un ensemble très avancé de théories et de pratiques. Par conséquent, les ’gauchistes occidentaux’ à tendance sociale-démocrate tentent de ne coopter que les mots du marxisme et, ce faisant, laissent de côté la logique de sa pratique. Ils parlent de ’la bourgeoisie’, du ’prolétariat’, des ’capitalistes’ ou de la ’classe ouvrière’. Ces concepts marxistes deviennent les personnages de leurs histoires théoriques. Ils racontent une nouvelle histoire : le ’techno-féodalisme’ a remplacé le capitalisme. Dans un langage semi-métaphorique, ils parlent de ’seigneurs’, de ’serfs’, de ’fiefs’, etc. Ainsi, chez Heine, nous avons un théâtre théorique ’où sont représentées / Des parodies sur les temps anciens’ !

Enfin, selon Clouscard, la polémique peut développer et renouveler le marxisme [5]. Contre les tendances éclectiques des nouveaux marchés de la culture, la praxis de la polémique et de la critique développe des conceptions pour le marxisme contemporain. Alors que les idéologues contemporains s’intéressent à la technologie, à la surveillance, aux données et autres marchandises technologiques, nous devons réaffirmer la position marxiste sur ces questions. En outre, ces auteurs utilisent l’idéologie du ’technologisme’ pour critiquer les pays communistes tels que la Chine d’une manière eurocentrique. Or, il faut rappeler une valeur fondatrice du marxisme : l’internationalisme.

Ainsi, nos propositions :

1. Le travail est le fondement de l’être humain.

2. Un changement dans le travail peut entraîner un nouveau mode de production. Mais un changement dans la technologie, les mécanismes financiers ou les structures des entreprises ne changera pas le mode de production.

3. Les théoriciens marxistes doivent réaffirmer l’importance du travail et des travailleurs, ainsi que des relations sociales et humaines, pour comprendre l’histoire des modes de production.

4. Le marxisme est un internationalisme. L’eurocentrisme des ’gauchistes occidentaux’ n’est pas le bienvenu dans nos rangs.

Le camouflage et l’idéologie : Le féodalisme et le technologisme

Premièrement, nous devons enlever le camouflage. Pour les ’gauchistes occidentaux’ comme Yanis Varoufakis, Jodi Dean ou Cédric Durand – habitants de la ’tour d’ivoire’ – il faut imaginer le monde après le capitalisme. D’ailleurs, ce monde est peut-être déjà là (’antéprédicatif’). L’intégration du numérique dans nos vies, pour ces théoriciens, actualise une situation où les ’plateformes’ deviennent des fiefs quasi-technologiques et où le PDG devient le seigneur. Comme le seigneur féodal prélevait un impôt sur les serfs, le PDG extrait les données de ses consommateurs. Aujourd’hui, pour les ’gauchistes occidentaux’, ce n’est plus le capital mais les données. Il n’y a plus de capitalistes, mais des seigneurs de fiefs technologiques.

Deuxièmement  : nous voyons beaucoup l’idéologie de nos propres yeux. Loin d’être une théorie radicale, le techno-féodalisme est une vieille idéologie du capitalisme, également connue sous le nom de ’technologisme’. Le marxiste Samir Amin parle de la conception du technologisme : ainsi, lorsque nous supposons que la technologie guide ’l’évolution sociale’ [6].

Il y a donc une méconnaissance du mouvement du capitalisme : la technologie est le fondement de la rupture vers le techno-féodalisme. Simplement, pour ces théoriciens, une nouvelle technologie a créé un nouveau mode de production. Mais c’est le monde à l’envers ! Un mode de production ne peut créer que de la technologie. La critique clouscardienne de la ’deleuzophrénie’ peut s’appliquer ici : ’Ils prennent l’effet superstructural pour la cause économique’ [7]. La ’techno-manie’ de l’industrie théorique mondiale crée une ’féodoprhénie’. Selon Durand, ’A l’échelle de l’économie mondiale, c’est une question de développement inégal, dont l’Europe est désormais aussi une victime’ [8]. La ’Féodoprhénie’ produit l’idée que l’Europe, puissance impérialiste, est une ’victime’. En fin de compte, les ’gauchistes occidentaux’ et les membres de la droite peuvent trouver un terrain d’entente.

Troisièmement  : le techno-féodalisme cache l’idéologie du technologisme et occulte les liens de cette idéologie avec la vision eurocentrique du monde. Les développements dans le monde occidental sont universalisés. Les ’gauchistes occidentaux’ dégradent la place du travail humain dans l’histoire des modes de production.

En tant que fondement de l’être humain, le travail humain est au centre de l’histoire. C’est la clé du marxisme : le travail organise notre compréhension de l’histoire. Pour les marxistes-humanistes, nous nous orientons par des jugements de valeur, des allégeances et des engagements. Avec Georg Lukács, le philosophe de l’ontologie sociale du marxisme, nous jugeons qu’au centre de l’être humain se trouve le travail. C’est-à-dire le travail des travailleurs du monde entier. Mais les idéologues du techno-féodalisme considèrent le travail comme les pratiques des consommateurs (occidentaux) : les achats en ligne deviennent un ’travail non rémunéré’. Si nous suivons ces idées jusqu’à leur conclusion logique, l’achat en ligne devient le fondement de l’être humain et la source d’un nouveau mode de production. En fin de compte, c’est le type de théorie banale produite par l’industrie théorique mondiale.

En fin de compte, les idéologues du techno-féodalisme se concentrent sur les changements pour les consommateurs occidentaux et ignorent les relations entre centre/périphérie et production matérielle/immatérielle. La fin de la société de consommation traditionnelle est le début d’une nouvelle forme de féodalisme pour les ’gauchistes occidentaux’. Le monde non occidental est occulté ou méconnu.

Première polémique : le terrorisme culturel

Nous pouvons développer la conception du ’terrorisme culturel’ de Clouscard. La bourgeoisie d’après-guerre a créé une ’gauche compatible’ [9]. Cet ensemble s’opposait aux développements réels du socialisme et du communisme dans le monde non occidental.

Le terrorisme culturel des ’gauchistes occidentaux’ fait partie de la marchandisation de la pensée intellectuelle. D’une part, la ’gauche compatible’ mobilise des penseurs de droite pour leurs ’théories radicales’. Ces écrivains utilisent les œuvres de Nietzsche ou de Foucault, penseurs conservateurs et réactionnaires [10]. Par exemple, l’épigraphe du livre de Durand est une citation de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Dean écrit dans son livre The Communist Horizon que Michel Foucault peut aider les penseurs à théoriser le communisme [11]. Ainsi, les anticommunistes sont récupérés pour théoriser le communisme. D’autre part, ils mystifient les développements du socialisme et du communisme dans le monde non occidental. Par exemple, Durand cite le grand penseur de l’OTAN, Slavoj Žižek, pour comprendre la conception de la lutte anti-impérialiste de Mao Zedong [12]. Pourquoi ? Il faut rappeler que l’Europe est victime des nouveaux seigneurs ! Ainsi, nous avons ces victimes bourgeoises : les nouveaux Girondins … . les critiques du techno-féodalisme. Ils crient : ’Vive les données !’

Les pratiques de la publicité contemporaine incitent les critiques du ’techno-féodalisme’ à l’hyperbole et à la narrativisation – pratique d’écriture du terrorisme culturel. Yanis Varoufakis, le grand penseur romanesque du ’techno-féodalisme’ proclame ’Entrez chez Amazon.com et vous êtes sorti du capitalisme’ [13]. Le problème pour Varoufakis est le ’travail non rémunéré’ créé par la capacité des plateformes à collecter les données des consommateurs. « Surfer sur Internet et faire des achats en ligne produisent des données qui peuvent être vendues ou utilisées pour créer des profils de consommateurs. La liberté de consommation est perdue. » Pour Jodi Dean, les serveurs de données interviennent dans nos vies. Elle écrit : ’Nous sommes les serveurs. Le féodalisme n’est pas seulement une métaphore. C’est le système d’exploitation du présent’ [14]. Ces auteurs déplorent la perte de la société de consommation.

En fait, pour Varoufakis, le monde de la consommation a fourni la vision du communisme du futur : Star Trek [15]. A son tour, la société de consommation produit l’image du ’communisme libertaire’ ou l’image inversée du ’libéralisme libertaire’, objet de la critique de Clouscard lui-même ! Le Capitaine Kirk peut avoir des relations sexuelles avec des extraterrestres et sauver la galaxie de l’autoritarisme : un fantasme de jeunes garçons. L’argent n’existe pas dans le futur de Star Trek. Comme pour le jeune public des années 1960, les héros n’ont pas de revenu disponible. L’identification fantasmatique l’emporte sur la dépendance réelle à l’égard de l’économie patriarcale. Et pourtant, pour Varoufakis, ’le plaisir est au cœur de la version du communisme de Star Trek’ [16]. Parce que c’est une marchandise télévisuelle pour les adolescents ! La banalité devient terrorisme.

Contre Varoufakis, Durand préfère le genre ’cyberpunk’. Il nous dit : ’J’emprunte le terme techno-féodalisme a l’univers de la science-fiction et du cyberpunk. J’en ai trouvé la première occurrence dans le jeu de rôle en ligne Gurps créé dans les années 1990 par Loyd Blankenship’ [17]. Encore une fois, nous avons un produit fantasmatique pour les jeunes avec une thématique ’cyberpunk’ : le jeu de rôle. Dans le genre ’cyberpunk’, il y a un discours de fétichisation du pays du Japon. Dans les années 1980 et 1990, le Japon représentait l’avenir de ’l’autre autoritaire’. Le techno-féodalisme des Gurps est tout simplement la ’vie japonaise’. L’eurocentrisme des années 1980 et 1990 était une crainte de la réussite économique du Japon [18]. La réussite technologique du Japon était un péril autoritaire, mais les astronautes américains, archétypes des héros de Star Trek, étaient souvent les pilotes des bombardiers au Vietnam. Le terrorisme culturel masque le terrorisme réel. Avec le terrorisme culturel, le discours de la critique devient un ’jeu de rôle’ où les mouvements du monde réel peuvent être expliqués en référence aux marchandises de la société de consommation. Nos théoriciens du techno-féodalisme utilisent ces marchandises parce que leur désir caché est de défendre l’ancienne société de consommation.

Le terrorisme culturel des intellectuels des médias est une pratique. Il est très présent chez les ’gauchistes occidentaux’. La ’gauche compatible’, qui mobilise les penseurs de droite en faveur du vieil eurocentrisme et de la culture de la société de consommation, est à l’origine du terrorisme cosmopolite des penseurs occidentaux.

Deuxième polémique : l’opportunisme

Dans un entretien avec Aymeric Monville, Clouscard s’est exprimé sur la politique de la droite dans la société de consommation : ’Jean-Marie Le Pen ramasse les déçus de la société de consommation. Le Pen est le lieu de synthèse du fascisme de papa et du populisme d’après la libération, de la bourgeoisie traditionnelle remise en question par la crise, et de la nouvelle bourgeoisie des déçus. Les déçus de Cohn-Bendit forment la clientèle de Le Pen’ [19]. Ainsi, aujourd’hui, les théoriciens déçus se tournent vers la récupération de la pensée progressiste. Ils théorisent une conception de ’consommateurs opprimés’. Les intellectuels déçus deviennent le socle d’une nouvelle théorie.

Par la suite, leurs travaux servent, volontairement ou non, à orienter la pensée et la praxis de la gauche vers un programme social-démocrate et réformiste. Pour Dean, le concept de capitalisme est limité, notamment pour la lutte anticapitaliste [20]. Varoufakis proclame que la nouvelle lutte doit agir contre les entreprises numériques en boycottant Amazon, Facebook, etc. [21]. Selon Durand, la solution est de réguler les entreprises plateformes à la manière des sociaux-démocrates et de promouvoir la démocratie numérique [22].

Les déçus de la ’gauche occidentale’ deviennent les initiateurs d’une théorie d’un nouveau mode de production. Celui-ci est-il créé par les évolutions matérielles ? Non. Les sentiments des ’gauchistes occidentaux’ animent ce mode de production dans le théâtre de l’industrie théorique mondiale.

Le programme politique, pour ces écrivains, devient un programme ’anti-techno-féodal’. Pour Durand, il faut ’ la constitution d’un front anti-techno-féodal qui inclurait, au-delà des forces de gauche, des forces démocratiques, y compris donc des fractions du capital en rupture avec les Big Tech ’ [23]. Varoufakis appelle cette coalition ’cloud mobilization’ [24]. Ainsi, sur le plan politique, ces nouveaux Girondins, victimes européennes d’aujourd’hui, montrent leur vrai visage.

Troisième polémique : Vers une critique qui puisse développer le marxisme contemporain{{}}

La conception du techno-féodalisme crée une situation : on ne peut pas critiquer le capitalisme parce qu’il n’existe pas. A son tour, avec cette conception, la gauche progressiste, ancrée dans la critique du capitalisme, est défigurée. Une fois de plus, le marxisme est dégradé et la boucle est bouclée. Les limites de la critique sont maintenues [25]. Il faut donc répondre. Nous pouvons revenir à nos propositions.

I. Le travail et le mode de production

Pour commencer, de Marx à Lukács : ’Le travail est le fondement de l’être humain’. Comme nous l’avons mentionné, pour comprendre l’histoire des modes de production, il faut comprendre les changements dans le travail humain. La création de nouvelles technologies ou le développement de mécanismes financiers ne modifient pas les relations de travail. Ces changements sont des mutations et affectent le travail de manière différente et souvent indirecte.

Par conséquent, le marxisme fait progresser la compréhension du devenir de l’histoire en tant que devenir du travail. L’aspect universel de la théorie du marxisme est la conception du travail comme fondement de l’être humain. Il s’agit d’un jugement, d’une intervention politique et d’une méthode pour comprendre l’histoire. Le travail crée la société. Or, c’est la société qui crée la division du travail.

Les travaux de Marx et d’Engels avancent cette conception ontologique contre la conception du travail des économistes politiques. Samir Amin rappelle le sous-titre du Capital – ’Une critique de l’économie politique’ – qui signifie une critique totale de ’l’économie politique’ dans la perspective du matérialisme historique [26]. Par la suite, l’histoire humaine est une histoire de changements, de divisions et d’organisations du travail. Un changement dans les niveaux supérieurs de la société, par exemple les pratiques d’investissement en capital ou le développement de nouvelles technologies, ne modifie pas la division du travail.

Nous devons donc comprendre que la division capitaliste du travail est une forme de servilité. La pratique de la division elle-même n’est pas intrinsèquement mauvaise. C’est la critique des anticapitalistes romantiques, qui sont antiproductionnistes et régressifs. Ils veulent un retour à une époque plus simple – le monde de la production artisanale, de la vie paysanne, des idylles rurales, etc. Mais le techno-féodalisme n’est pas lui-même anticapitaliste ou romantique. Mais le techno-féodalisme n’est pas lui-même anticapitaliste ou romantique. Il tente plutôt de transformer la conception du travail en pratiques de consommation.

En d’autres termes, il s’agit d’une récupération banale.

II. L’eurocentrisme

Le technologisme du ’techno-féodalisme’ fonctionne comme une idéologie idéaliste : il ignore les relations entre la production matérielle et immatérielle. Selon Amin, il existe une relation dialectique entre les centres de production matérielle et la production immatérielle [27]. Mais, pour le ’techno-féodalisme’, l’Occident dispose d’une autonomie technologique. Les relations entre centre et périphérie n’existent pas. Pour Durand, les périphéries existent, mais ne peuvent être nommées. Dans son livre Techno-Féodalisme, il parle des ’autres’ qui construisent et gèrent les infrastructures de ’nos’ vies[28]. [28]. Mais qui sont ces ’autres’ ? Et qui est ce ’nous’ collectif ? C’est le résultat du refus de la dialectique de la production matérielle et immatérielle, des relations entre le centre et la périphérie. La négation des pratiques contemporaines de l’impérialisme !

Les pays de la région du Sahel ne nient pas ces relations. Les peuples du Sahel sont ’les autres’ de la puissance impérialiste française. Selon Vijay Prashad, le Niger a annoncé qu’il cesserait de permettre à la France d’exploiter l’uranium du Niger (une ampoule électrique sur trois en France est alimentée par l’uranium du gisement d’Arlit, au nord du Niger) [29]. Pour le techno-féodalisme, la périphérie devient le ’non-dit’, le ’non-connu’. Elle existe dans l’’éther’. Pourtant, aujourd’hui, les résistances anticapitalistes révèlent la réalité : les ressources des pays africains sont exploitées par les capitalistes du monde occidental numérique !

Ainsi, nous arrivons au problème du maoïsme en France. Comme Jean-Luc Godard dans ’La Chinoise’, Durand veut critiquer et soutenir le maoïsme, c’est-à-dire le domestiquer pour un public européen. On sait que Durand cite Žižek sur Mao et la contradiction. Mais, caché dans son livre sur le techno-féodalisme, il y a le spectre du ’techno-maoïsme’. C’est un ’grand péril’, comme pour le Japon, avec peut-être des connotations racistes ? Dans tous les cas, les affirmations de Durand sont anti-maoïstes. À son tour, la Chine est une dystopie ’cyberpunk’ réalisée [30]. Durand se ’connecte’ à l’ancien eurocentrisme. La Chine, aujourd’hui, devient ’l’autre autoritaire’. À côté du ’techno-féodalisme’, il y a le ’techno-maoïsme’ : l’image inversée. C’est une conception banale de l’antéprédicatif : on met le mot ’techno’ devant tout.

De plus, il y a une déclaration d’essence de la Chine et de la culture chinoise. Pour Durand, c’est ainsi que les problèmes ’endémiques’ de la société chinoise sont le ’détournement de fonds’, le mépris de la ’sécurité alimentaire’ et la négligence des ’réglementations environnementales’ [31]. C’est de l’eurocentrisme sans fioritures. Ce n’est pas du maoïsme ou du ’techno-maoïsme’, mais de l’orientalisme ! Marine Le Pen n’a-t-elle pas été condamnée pour ’détournement de fonds’ ? N’est-ce pas la Seine, contaminée par des bactéries, qui a infecté les athlètes olympiques [32] ? On voit comment fonctionne le techno-féodalisme : ses conceptions autorisent les déclarations eurocentriques de la gauche qui se prétend non raciste et cosmopolite.

Nous le répétons : le camouflage est le ’techno-féodalisme’ ; l’idéologie est le ’technologisme’ ; la vision du monde est l’eurocentrisme. La complexité du techno-féodalisme se situe dans ce qu’il cache et non dans ce qu’il révèle. Nous pouvons dire : oui, Herr Heine, une ’chimère’, un ’mélange’ … de gauchisme et d’eurocentrisme.

Matthew Herzog

Bibliographie  :

Amin, Samir. L’implosion du capitalisme contemporain. Éditions Delga. 2012.

Amin, Samir. La Loi de la Valeur Mondalisée. Éditions Delga et Le Temps des Cerises. 2013.

Amir, Samir. Du Capitalisme à la Civilisation : La Longue Transition. Éditions Syllepse. 2008.

Clourscard, Michel. Néo-Fascisme et Idéologie du Désir. Éditions Delga. 2017.

Dean, Jodi. Capital’s Grave : Neofeudalism and the New Class Struggle (La tombe du capital : le néo-féodalisme et la nouvelle lutte des classes). Verso. 2025.

Dean, Jodi. The Communist Horizon. Verso. 2018.

Durand, Cédric. Techno-féodalisme : Critique de l’économie numérique. Éditions La Découverte. 2023.

Rockhill, Gabriel et Aymeric Monville avec Jennifer Ponce de León. Requiem pour la French Theory. Éditions Delga. 2024.

Varoufakis, Yanis. Techno-Feudalism : What Killed Capitalism. Bloomsbury. 2023.



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