• ven. Sep 20th, 2024

Élargir la Seine, ou la mise à mort d’une cathédrale du vivant


Seine-et-Marne, reportage

La pluie s’abat en grosses gouttes tièdes sur la cime des arbres. Au tambourinement de l’eau contre les feuilles s’entremêle le joyeux babil d’une fauvette grisette, vite couvert par les trilles impétueux d’un hypolaïs polyglotte. Partout où se pose le regard, dans cette prairie humide de Seine-et-Marne, le vivant jaillit. Ici, les fleurs rose pâle d’un églantier ; là, plantées dans une épaisse touffe de laîche, les gambettes d’un héron cendré ; un peu plus loin, un cortège d’escargots paillette la terre d’écume. Droit dans ses bottes de caoutchouc, le président de l’Association des naturalistes de la vallée du Loing et du massif de Fontainebleau (ANVL), Jean-Philippe Siblet, s’émerveille : « On pourrait tout à fait prendre une photo ici, et dire qu’on est au Costa Rica ! »

On peine de fait à croire, en arpentant à la belle saison ce coin marécageux de la Seine, aux abords de la commune de Jaulnes, que l’on se trouve à une centaine de kilomètres seulement de la capitale. Ce paradis vert, c’est la Bassée : une plaine alluviale de près de 30 000 hectares, en bordure de fleuve, comptant parmi les 50 zones humides les plus importantes du pays et les plus riches en espèces végétales rares et menacées, selon le Conservatoire botanique national du bassin parisien. Un havre où fourmillent plus de 400 espèces de papillons, près de 300 espèces d’oiseaux, 43 de libellules, 20 de mollusques, 12 d’amphibiens, presque autant de reptiles… Plus pour longtemps, craint Jean-Philippe Siblet.

Voies navigables de France (VNF), organisme chargé de la gestion du réseau fluvial, compte en effet prochainement mettre « à grand gabarit » la Seine, colonne vertébrale de cet écosystème unique. Comprendre : surcreuser et élargir le lit du fleuve, stabiliser ses berges et rogner ses courbes sur un tronçon de près de 30 kilomètres, afin de faciliter le passage de péniches de 2 500 tonnes (contre 650 tonnes aujourd’hui). Ce chantier titanesque risque de détruire la cathédrale du vivant qu’est la Bassée, alerte Jean-Philippe Siblet. « C’est la pierre philosophale inversée, peste l’ornithologue. On a de l’or, et on veut le transformer en plomb. »

Carte de la mise à grand gabarit de la Seine en Bassée.
© Gaëlle Sutton / Reporterre

600 camions de moins par jour

Imaginé au début des années 1980, avant d’être abandonné en 1986, le projet a été relancé en 2008, et déclaré d’utilité publique en 2022. VNF envisage de déposer la demande d’autorisation environnementale en 2025. Les travaux devraient commencer dans la foulée, pour une mise en service vers 2032. Sur les près de 350 millions d’euros nécessaires à la métamorphose de ce segment de la Seine, situé entre Nogent-sur-Seine et Bray-sur-Seine, 125 millions d’euros devraient être fournis par l’État, 125 millions par les collectivités locales et 78 millions par l’Union européenne.

Ce projet s’inscrit dans une dynamique d’industrialisation plus large de la Seine, avec notamment le projet de mise à grand gabarit de l’Oise (son principal affluent), la construction du canal Seine-Nord Europe, et les travaux d’aménagement d’Haropa Port, fusion des ports du Havre, de Rouen et de Paris. En mettant à grand gabarit la Seine en Bassée, VNF espère accroître le trafic de marchandises entre le bassin parisien et les grands ports maritimes de Normandie et d’Europe du Nord. L’objectif : « améliorer la compétitivité des entreprises » auboises et « favoriser la création de nouvelles activités ».

Dans la Seine en Bassée, une péniche de 2 500 tonnes pourra charrier autant de marchandises que 125 camions.
© Mathieu Génon / Reporterre

Voies navigables de France se targue de contribuer ainsi à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Intensifier le trafic fluvial devrait permettre, selon l’organisme, de réduire le transport routier et les nuisances qu’il génère — une péniche de 2 500 tonnes pouvant charrier autant de marchandises que 125 camions. D’après le cabinet de conseil spécialisé dans la décarbonation Carbone 4, un camion de 40 à 44 tonnes émet l’équivalent de 71 grammes de CO2 en déplaçant 1 tonne de marchandises sur 1 kilomètre ; un bateau fluvial, 19 grammes. VNF estime que l’on comptera chaque jour 600 camions de moins sur les routes, en 2060, grâce à ce projet.

« Du hooliganisme environnemental »

À quel prix ? En matière environnementale, le projet allume « tous les voyants rouges », alerte une source dans les services de l’Administration, requérant l’anonymat. « C’est un peu comme si l’on parlait d’aménager des entrepôts Amazon dans la grotte de Lascaux. »

La Bassée est un hydrosystème : la santé de sa faune et de sa flore dépend entièrement de l’écoulement naturel du fleuve, qui couvre et découvre régulièrement les prairies alentour. En figeant la Seine, VNF risque de bouleverser « en profondeur » son fonctionnement, souligne l’Office français de la biodiversité (OFB) dans un avis rendu en janvier dernier, obtenu par Reporterre.

« Ça draine les zones périphériques », explique Jean-Philippe Siblet. D’un regard, l’ornithologue balaie l’étendue d’herbes folles, d’arbustes et de fleurs qui s’étend sous ses pieds. Si la Seine est mise à grand gabarit, il y aura là « beaucoup moins d’eau, beaucoup moins souvent ». Ce qui promet de faire régresser « de façon très significative » la biodiversité locale, complète son vice-président, Philippe Gourdain.

Philippe Gourdain (à d.) avec Jean-Philippe Siblet.
© Mathieu Génon / Reporterre

Le naturaliste s’interrompt en plein milieu d’une phrase. Un chant ténu caresse furtivement nos tympans. « Pie-grièche écorcheur ! » décrypte-t-il. « Ça ne m’étonne pas », répond Jean-Philippe Siblet : une poignée de couples de cette espèce — qui tient son nom de sa manie d’empaler ses proies sur des épines — nichent dans la zone. Pour combien de temps ?

« Tout a disparu. C’est monstrueux »

Violette élevée, vigne sauvage, sterne pierregarin, râle des genêts, cuivré des marais, bruant des roseaux, mésange boréale… La liste des espèces de plantes, d’oiseaux, de libellules, de poissons et de chauves-souris qui risquent d’être affectées par le projet, d’après les estimations de l’ANVL et de l’Autorité environnementale, semble sans fin. « C’est du hooliganisme environnemental », dénonce Jean-Philippe Siblet.

De nombreuses espèces risquent d’être affectées par le projet.
© Mathieu Génon / Reporterre

L’ornithologue en veut pour preuve les aménagements passés de la Seine. Abrités sous de larges parapluies, Philippe Gourdain et lui nous mènent à l’écluse de la Grande-Bosse, une dizaine de kilomètres plus loin. Changement de décor. À cet endroit du fleuve, canalisé dans les années 1970 afin de permettre le passage des péniches de 3 000 tonnes, les méandres touffus ont disparu, laissant place à une autoroute fluviale, fade et rectiligne.

« Tout a disparu, déplore Jean-Philippe Siblet. C’est monstrueux. » Ail anguleux, violette élevée et vigne sauvage, qui pouvaient autrefois y être observés, sont désormais quasi introuvables. Autre exemple avec les poissons. Dans le secteur déjà mis à grand gabarit, les espèces opportunistes et tolérantes (comme la carpe ou le silure) ont proliféré ; les espèces les plus sensibles et exigeantes (comme la bouvière ou le brochet, qui se reproduit en bordure de cours d’eau, dans les zones inondables riches en végétation) se sont raréfiées.

L’écluse de la Grande-Bosse, où « tout a disparu », déplore Jean-Philippe Siblet.
© Mathieu Génon / Reporterre

Le naturaliste s’inquiète également du risque d’amplification des inondations. La Bassée est l’une des dernières zones d’expansion naturelle des crues de la Seine, souligne le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel dans un avis de 2019. À elle seule, la plaine peut emmagasiner plusieurs millions de m3 d’eau. Elle contribue également à ralentir, grâce à sa végétation, les ondes de crue. La mise à grand gabarit de la Seine pourrait annuler ces effets. « Plus on simplifie le cours d’eau, plus il va vite », signale Jean-Philippe Siblet.

« C’est la pierre philosophale inversée, peste Jean-Philippe Siblet. On a de l’or, et on veut le transformer en plomb. »
© Mathieu Génon / Reporterre

Un « éléphant dans le salon », pointe une contre-expertise

En parallèle de ce projet, l’établissement public territorial de bassin Seine Grands Lacs envisage d’installer des casiers de rétention d’eau sur le fleuve, qui permettraient de faire baisser le niveau lors de ses crues. D’un côté, la puissance publique veut gonfler le potentiel de rétention d’eau, signale Philippe Gourdain. Mais de l’autre, la mise à grand gabarit contribuerait à le dégrader. « C’est le serpent qui se mord la queue. »

Dans son avis de 2020, l’Autorité environnementale estime que 81,5 hectares de zones humides devraient — a minima — être affectés par le projet, dont 0,54 hectare au sein même de la réserve naturelle nationale de la Bassée. Une perspective « dramatique », selon Philippe Gourdain, dans la mesure où 80 % des prairies humides de la région ont déjà disparu depuis les années 1950, et que ces milieux uniques ne font, en France et dans le monde, que reculer. « On bousille tout ce qui reste. » Les zones humides sont un réservoir de carbone, pointe le naturaliste. « Quand on les déstructure, on émet massivement du CO2 dans l’atmosphère. »

Avant et après la première mise à grand gabarit de la Seine aux alentours de Bazoches-lès-Bray, entre 1950-1965 et aujourd’hui.
© IGN / Montage Reporterre

L’ANVL n’est pas seule à s’inquiéter. Même les experts mandatés par l’État s’alarment des conséquences délétères du projet. « Ce qui va être détruit le sera à tout jamais », préviennent les auteurs de la contre-expertise remise en 2020 au Secrétaire général pour l’investissement, qui qualifient de « pas claire » la stratégie d’évitement, de réduction et de compensation des atteintes à l’environnement proposée par VNF.

« Les aménagements pressentis sur le fleuve […] ont un caractère irréversible, abonde l’Office français de la biodiversité. […] La dégradation voire la disparition à terme […] de plusieurs habitats ou de foyers d’espèces aux statuts de conservation très défavorables ne serait pas compensable. » Le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel va, lui, jusqu’à demander « l’abandon » pur et simple du canal. Sollicité, VNF n’a pas donné suite aux propositions d’entretien de Reporterre.

Au-delà des effets directs sur l’écosystème, la contre-expertise s’interroge sur le modèle économique que la mise à grand gabarit promet de faire perdurer. Le trafic de marchandises dans la zone est constitué à 90 % de granulats (utilisés pour fabriquer du béton) et de produits agricoles, notamment de céréales, issues des exploitations agro-industrielles de l’arrière-pays champenois et destinées à l’exportation.

En permettant de massifier toujours davantage les flux de produits céréaliers, la mise à grand gabarit de la Seine risque, selon les auteurs de la contre-expertise, d’enfermer la région dans un modèle dépassé : celui d’une agriculture « intensive en capital et en intrants [chimiques] », qui reste « la plus émettrice qui soit parmi les options technico-economiques possibles ». Soit « tout le contraire de là où on devrait aller », s’agace un fin connaisseur du projet.

La Seine en Bassée a déjà subi différents aménagements pour le transport de marchandises.
© Mathieu Génon / Reporterre

La contre-expertise pointe, par ailleurs, un « éléphant dans le salon » : les liens entre la mise à grand gabarit de la Seine et la « stratégie privée » du groupe agroalimentaire Soufflet, spécialisé dans la collecte, la transformation et le négoce international des céréales. Le groupe est installé depuis plus d’un siècle à Nogent-sur-Seine, d’où partira le futur canal. 61 % de son chiffre d’affaires — qui tourne autour de 5 milliards d’euros — dépend de l’exportation, en grande partie via la voie d’eau.

D’après ses auteurs, Soufflet se serait engagé dès 2009, dans le cadre d’un partenariat avec VNF, à augmenter son trafic fluvial de 25 % dans les cinq prochaines années. Cette décision aurait été prise dans le contexte de sa construction, à Nogent-sur-Seine, de la plus grosse malterie d’Europe, pour la bagatelle de 100 millions d’euros. L’usine, capable de produire 165 000 tonnes de malt par an a été installée sur la rive gauche de la Seine. Cette localisation la prive d’accès à la voie ferrée, située rive droite… et confère donc au fleuve une importance stratégique cruciale pour le groupe.

Selon Les Échos, Soufflet « milite » depuis 2010 auprès des pouvoirs publics pour voir aboutir le projet de mise à grand gabarit. En 2019, lors d’une visite du site en compagnie de la ministre des Transports de l’époque, Élisabeth Borne, le président du directoire, Jean-Michel Soufflet, avait confié à la presse que le projet générerait pour le groupe « une économie de l’ordre de 4 euros par tonne logistique ». En apprenant, en 2020, qu’un accord financier avait été trouvé entre les collectivités territoriales pour financer le canal, le même Jean-Michel Soufflet avait salué « une excellente nouvelle » — le projet étant, selon ses dires « impatiemment attendu par les industriels ».

D’après la contre-expertise, cependant, « rien n’indique par un signal fort » que les autres industriels de la région — implantés pour leur part à proximité de la gare ferroviaire — « soient fortement intéressés par le transport fluvial ». VNF « reste extrêmement discret, voire évasif, sur ces aspects », d’après ses auteurs. La chronologie des évènements suggère, selon eux, « un processus de fait accompli et de fuite en avant plutôt que d’une action concertée avec les pouvoirs publics et les acteurs du territoire de la Bassée ».

« Il demeure difficile d’évaluer la manière dont la plus-value à long terme d’un projet à caractère essentiellement oligopolistique [Soufflet est une entreprise familiale] pourra “ruisseler” sur le territoire », poursuivent les experts. Contacté, le groupe Soufflet n’a pas répondu aux propositions d’entretien de Reporterre.

Sur le terrain, l’ANVL promet d’aller « au bout de ce qui est possible » pour empêcher la destruction de la Bassée. En guise d’alternative, l’association propose, de concert avec l’antenne locale de France Nature Environnement, de développer le fret ferroviaire — la ligne de train Paris-Troyes-Mulhouse (qui dessert Nogent-sur-Seine) étant en cours d’électrification, et le rail près de deux fois moins polluant que le transport fluvial, selon Carbone 4. Dans trente ans, les projets comme celui de la mise à grand gabarit de la Seine seront devenus obsolètes, pense Jean-Philippe Siblet. S’il aboutissait, « la Bassée, elle, serait modifiée pour des millénaires ».




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