• ven. Sep 20th, 2024

Ici, on apporte son pipi pour fertiliser les sols


Châtillon (Hauts-de-Seine), reportage

Panier sous le bras, Martine vient récupérer ses légumes. Avant de rejoindre son Amap — Association pour le maintien d’une agriculture paysanne —, la fringante retraitée s’engouffre dans un minuscule local. Là, elle transvase le contenu d’un bidon opaque dans une cuve. « Je participe à fertiliser la terre naturellement, sans pesticides », s’enthousiasme la sexagénaire. Car ce qu’elle a déposé dans le réservoir, c’est son pipi.

Comme elle, ils sont une vingtaine à apporter leur or jaune chaque semaine. L’Amap des Radis actifs de Châtillon a ainsi mis en place une initiative inédite en Europe : « un point d’apport volontaire d’urine ». Concrètement, « les participants collectent leur pipi chez eux, puis l’amènent dans la cuve collective, décrit Louise Raguet, coordinatrice du projet et membre du programme de recherche Ocapi. L’agriculteur récupère ensuite le liquide, qu’il ramène dans sa ferme où il peut être valorisé ».

Martine apporte son urine avec un bidon personnalisé à l’Amap de Châtillon.
© Mathieu Génon / Reporterre

Le projet peut faire rire (jaune), mais l’experte l’assure : « Il s’agit d’une petite révolution. » « Ce qu’on montre, c’est qu’on peut créer simplement, à petite échelle, une filière de valorisation de l’urine, explique-t-elle. Chacun d’entre nous peut s’y mettre dès demain, sans avoir à remplacer ses toilettes ou changer ses canalisations ! »

Pour mesurer l’importance de cette innovation, le chercheur Fabien Escudier, directeur du programme de recherche Ocapi, brandit les chiffres : « L’urine d’une personne pendant un an permettrait de fertiliser 500 m² de champs, 25 millions de baguettes de pain pourraient être produites chaque jour avec l’urine de tous les Franciliens », liste-t-il. Or actuellement, nos précieux effluents se retrouvent dans les eaux usées, puis dans les boues d’épuration… et les rivières. Un système énergivore, gourmand en eau — chaque passage aux W.C. consomme 10 litres d’or bleu — et inefficace.

Depuis le début de l’expérience, 2 300 litres d’urine ont été collectés.
© Mathieu Génon / Reporterre

Autrement dit, il y a urgence à bloquer nos chasses d’eau. Depuis quelques années, des projets se multiplient pour sauver nos excrétions du tout-à-l’égout. Toilettes sèches, collecte du fumain (fumier humain), compostage… Mais jusqu’ici, la plupart des expérimentations se sont déployées en milieu rural ou dans des bâtiments neufs — écoquartiers ou habitats participatifs. Avec un coût important.

De la cuvette à l’assiette

D’où l’originalité de l’expérience châtillonnaise : « Pour la première fois, on a un groupe de citoyens qui s’organisent pour gérer ses urines localement, en lien direct avec un agriculteur, sourit Louise Raguet. C’est donc un modèle facilement transposable, qui peut essaimer à travers toute la France. » Des bidons, une grosse cuve et un peu de motivation : pas de quoi se retrouver au bout du rouleau.

Parmi les Radis actifs, le système a en effet séduit par sa simplicité. Chez elle, Martine se soulage dans une bouteille en plastique équipée d’une urinette — une sorte d’entonnoir adapté à la forme de la vulve. Puis elle vide son contenu dans un jerrican, qu’elle amène ensuite à l’Amap. Bruno vient même plusieurs fois par semaine — « ça me permet de réduire ma consommation quotidienne d’eau de 10 à 20 litres », estime-t-il. Depuis le début de l’expérience, 2 300 litres d’urée ont été collectés, et 38 000 litres d’eau économisés.

Un collecteur récupère l’urine des participants.
© Mathieu Génon / Reporterre

En parallèle, chaque mercredi, Simon Ronceray transporte ses légumes depuis sa ferme Les Trois parcelles, dans le Loiret, jusqu’au centre de Châtillon. Dans sa fourgonnette, deux cuves solidement fixées accueillent ensuite le trésor liquide des « Amapipiens ». Le tout se fait de manière automatique, grâce à un système de pompe et de tuyaux. « J’aime savoir que je ne rentre pas à vide de l’Amap, mais avec des fertilisants organiques », sourit-il. De la cuvette à l’assiette, la boucle est bouclée : les plantes nourrissent les humains qui à leur tour peuvent alimenter les plantes.

Pour le paysan, qui produit légumes et céréales sur 60 hectares, « le projet n’a rien d’un sujet de niche ou d’hurluberlus » : « L’agriculture française dépend d’engrais de synthèse produits à partir de pétrole ou de mines de phosphate très polluantes, insiste-t-il. Notre urine peut apporter l’azote, le phosphore et le potassium nécessaires, et gratuitement ! » Après six mois de stockage, pour supprimer tout risque sanitaire, le lisain (lisier humain) peut être injecté dans les sols, à hauteur de 2 litres par m2.

Les participants peuvent ensuite faire leurs courses dans l’Amap.
© Mathieu Génon / Reporterre

Las, le maraîcher ne peut pas, pour le moment, épandre cet or jaune sur ses parcelles potagères. En cause : la certification bio. « Le cahier des charges de l’agriculture biologique ne liste pas l’urine parmi les fertilisants autorisés, précise-t-il. Ça ne veut pas dire que c’est interdit, mais il y a un flou juridique. » Et l’agriculteur ne peut pas prendre le risque de perdre son précieux label. Il espère que les initiatives comme celle de l’Amap « permettront de faire bouger les lignes ».

En attendant, il épand le pipi sur ses haies agroforestières, dans son potager personnel et le long des chemins d’accès. Avec succès : « On voit clairement une différence, les plantes ainsi fertilisées sont plus vigoureuses, et poussent mieux », note-t-il. Un constat corroboré par d’autres expériences menées au sein du programme Ocapi.

Pour son coordinateur, Fabien Escudier, l’initiative de Châtillon constitue « un moment historique », qui pourrait participer à « changer de paradigme ». « En 2008, un Parisien installait le premier composteur en pied d’immeuble. Quinze ans plus tard, les bacs à compost se sont généralisés partout en France, rappelle-t-il. Dans une décennie, on pourrait imaginer avoir des “Amap pipis” à travers tout le territoire. » Le grand soir écologique commence au petit coin.




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