Du pain et du sang


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par Ahmad Ibsais

Le piège humanitaire : famine, déplacement et guerre contre la survie des Palestiniens.

Au 25 juillet 2025, plus de 85% de la population de Gaza a atteint le stade 5 de la famine, le dernier avant la mort. Plus de 1,8 million de personnes meurent donc de faim en temps réel. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les Nations unies, c’est l’une des famines les plus meurtrières de l’histoire moderne causée par l’homme. Les médecins ont rapporté que l’expression «la peau sur les os» ne suffisent plus à décrire la situation. Des nourrissons meurent sous les yeux de leur mère, et il n’y a pas de lait maternisé pour les nourrir. Les travailleurs humanitaires décrivent des enfants au regard vide, dont les organes commencent à lâcher.

Mais cette famine provoquée n’est pas sortie de nulle part. Elle est l’aboutissement d’un système vieux de 77 ans, conçu pour transformer une société rurale autosuffisante en une population dépendante de l’aide humanitaire, dépouillée de sa dignité et de son libre arbitre. Pour comprendre la famine qui sévit actuellement à Gaza, il faut retracer l’histoire institutionnelle qui a fait de l’aide humanitaire une arme de contrôle.

Avant 1948, la Palestine était une économie rurale florissante, exportatrice nette d’agrumes, ses industries de savon et de verre étaient renommées et contribuaient pour des millions au PIB de la région. Les agriculteurs palestiniens étaient maîtres de leurs terres et de leur travail, économiquement autosuffisants et politiquement autonomes.

La Nakba a tout bouleversé. L’expulsion de plus de 750 000 Palestiniens de leurs foyers a provoqué une mutation économique, en plus du déplacement de population. Cette expulsion massive a entraîné la perte de 40% des infrastructures industrielles palestiniennes et de 55% des terres cultivées. En 1950, cette société autrefois autosuffisante est devenue dépendante des rations alimentaires de l’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA).

Créé en 1949, soit un an seulement après la Nakba, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) n’a pas été conçu pour s’attaquer aux causes profondes de la dépossession des Palestiniens, mais pour gérer ses conséquences.

Les tentes qui abritaient autrefois les personnes déplacées sont devenues permanentes, et avec elles est apparue une logique qui perdure aujourd’hui : la survie sans souveraineté et la subsistance sans autodétermination. Au Liban, par exemple, on dénombre 12 camps de l’UNRWA. Au fil des décennies, les principaux donateurs de l’UNRWA, à savoir les États-Unis et l’Union européenne, ont également été les principaux bailleurs de fonds de l’expansion militaire d’Israël, finançant ainsi le déplacement de populations et sa gestion. Au lieu de soutenir le droit au retour, l’UNRWA a investi dans la construction d’infrastructures semi-permanentes, telles que des écoles et des cliniques, dans les camps, favorisant ainsi un modèle de déplacement sans fin. Les Palestiniens vivant dans ces camps ne possèdent pas de passeport palestinien et ne peuvent toujours pas rentrer chez eux. Pourtant, y compris dans ces camps, les Palestiniens continuent de porter en eux l’esprit de leur patrie.

Ce qui a démarré avec la Nakba s’est systématisé avec le blocus de Gaza en 2007. Israël et ses alliés ont perfectionné leur stratégie de contrôle : intensifier le blocus, fragiliser l’économie, supprimer l’autonomie, puis accuser les Palestiniens de dépendance.

Le PIB de Gaza a diminué de 27% depuis 1994, en raison des multiples invasions israéliennes.

Les exportations ont été réduites à moins de 15% de leur niveau d’avant 2007. En 2023, 64% de la population était confrontée à l’insécurité alimentaire et 80% d’entre eux recevaient une aide sous une forme ou une autre. Aujourd’hui, ces chiffres atteignent respectivement 60 à 70% de perte de capacité industrielle et agricole, au moment du cessez-le-feu de mars. Maintenant, depuis qu’Israël a repris son génocide, ces chiffres sont probablement plus proches de 100%.

En 2012, les responsables israéliens ont ouvertement admis avoir calculé le nombre de calories nécessaire pour maintenir les Gazaouis en vie, mais sans leur permettre de faire prospérer leur économie. Après l’assaut militaire de 2014, Israël a encore durci le blocus en interdisant le ciment, l’acier et d’autres matériaux de construction essentiels, bloquant ainsi la reconstruction et laissant des quartiers entiers en ruines, comme un châtiment perpétuel. Ensuite, bien que dans une moindre mesure et de manière moins meurtrière que la campagne de famine actuelle, l’aide a été instrumentalisée de la même façon, en tant qu’outil de contrôle, pour limiter le droit des Palestiniens à la dignité et à l’autodétermination.

L’absurdité de cette cruauté n’a peut-être jamais été mieux illustrée que par l’interdiction des importations de chocolat à Gaza, une mesure qui ne visait aucun «objectif de sécurité» mais privait les Palestiniens du plus simple des plaisirs. Cette politique, parmi d’autres, incarne le modèle qui consiste à priver les Palestiniens de leur dignité en transformant les produits de base en produits de luxe.

Cette dépendance n’était pas seulement économique, mais aussi psychologique. En 2019, 60% des étudiants palestiniens de Gaza se disaient désespérés pour leur avenir, évoquant l’économie dépendante de l’aide et le blocus comme facteurs contribuant à cette situation. Le système d’aide internationale a involontairement créé un sentiment «d’impuissance acquise», c’est-à-dire la conviction d’être incapable d’influer sur son environnement, résultat d’un traumatisme persistant et du manque de contrôle sur les besoins fondamentaux.

L’asphyxie actuelle des structures d’aide à Gaza a entraîné la mort d’un plus grand nombre de Palestiniens cherchant à manger que d’Israéliens tués le 7 octobre 2023. Réfléchissez-y un instant. Plus de gens ont été assassinés non pas au combat ou dans des tirs croisés, mais alors qu’ils attendaient, affamés et désarmés, des sacs de farine et des bouteilles d’eau. Depuis octobre 2023, l’armée israélienne a à plusieurs reprises ouvert le feu sur des Palestiniens rassemblés aux points de distribution d’aide, tuant des milliers d’entre eux. Les couloirs humanitaires sont devenus des lieux d’exécution massive. Un rapport de Human Rights Watch confirme que les convois d’aide sont fréquemment retardés, bloqués ou utilisés comme appâts. Une image choquante prise sur les premiers sites de la GHF montrait des Palestiniens rassemblés comme du bétail. Une nouvelle économie a émergé à Gaza, mais elle ne repose ni sur l’offre et la demande, ni sur la production ou le capital. Elle repose sur la souffrance. On y trouve des checkpoints qui s’apparentent plus à des guillotines qu’à des points des passage, décidant qui peut manger et qui ne peut pas.

Dans mon étude publiée dans le UCLA Journal of Islamic and Near Eastern Law, j’ai redéfini le concept d’accès humanitaire. Il ne s’agit plus d’un droit dû aux populations en crise, mais d’un droit conditionné par les structures mêmes à l’origine de la crise. L’occupant devient alors le gérant. On demande à l’oppresseur de faciliter la survie des opprimés. S’il refuse, on blâme non pas l’oppresseur, mais les opprimés, jugés trop peu dociles.

Au cours du mois dernier, plus de 800 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne en tentant de recevoir de quoi survivre. Depuis mai, la GHF, soutenue par les gouvernements américain et israélien et gérée par des entrepreneurs militaires privés, a centralisé l’aide dans une poignée de centres militarisés et temporaires, forçant les Gazaouis à se rendre dans des zones d’évacuation et exposant de nombreux d’entre eux à un choix déchirant entre la vie et la mort par famine. Les agences humanitaires, notamment l’UNRWA, MSF, l’UNICEF et le CICR, ont dénoncé ce système, le qualifiant de mécanisme militarisé et contrôlé politiquement, un «massacre déguisé en aide». L’aide devient ainsi un outil majeur de la violence coloniale et du remodelage de l’humanitarisme lui-même.

Le droit international a longtemps considéré l’aide comme un droit. Aujourd’hui, elle est considérée comme un moyen d’asservissement. Un récent rapport de fonctionnaires de l’ONU indique que presque toute la population de Gaza est confrontée à une insécurité alimentaire catastrophique. Certains mangent des feuilles, d’autres jeûnent pendant des jours. Le gouvernement israélien canalise l’ensemble de cette «aide» par le biais de son mécanisme de financement soutenu par les États-Unis (GHF).

Les derniers chiffres montrent que plus de 55 000 Palestiniens ont été tués à Gaza depuis le début de la guerre, dont plus de 17 000 enfants, une génération anéantie avant même d’avoir pu s’épanouir. De nombreux bébés sont morts dans des couveuses, faute de carburant, d’électricité et de services de néonatologie. Les morts causées par «l’aide» remontent au début de ce génocide, notamment lors du massacre de la farine en février 2024, lorsque l’armée israélienne a ouvert le feu sur des civils attendant désespérément du pain, tuant plus de 100 personnes et en blessant des centaines d’autres. En avril, 21 autres personnes ont été tuées au rond-point du Koweït, dans des circonstances presque identiques. Le message est clair : l’aide sera acheminée, contrôlée et refoulée par Israël, selon ses propres critères. Lorsqu’un cessez-le-feu ou une «reconstruction» sera envisagé, l’aide sera à nouveau utilisée comme moyen de pression : pour forcer les Palestiniens à partir, fragiliser davantage la société palestinienne et transformer le droit au retour en un lointain mirage. Les dirigeants israéliens ont par exemple proposé de créer une «ville humanitaire» près de Rafah, destinée à accueillir jusqu’à 600 000 Palestiniens, soit le déplacement de la population de Gaza dans une zone contrôlée par l’armée sous couvert d’aide humanitaire. Ce plan équivaut à un déplacement forcé et à un internement. Beaucoup le comparent à la logique des camps de concentration. La famine n’est pas un moyen de mettre fin à la guerre, c’est un moyen de réduire la population palestinienne afin de s’emparer de plus de terres palestiniennes. Israël a déjà pris le contrôle de 80% de la bande de Gaza.

Autrefois conçue pour défendre la dignité, la loi est aujourd’hui utilisée pour la restreindre. La dignité, l’unique valeur à laquelle notre peuple n’a jamais renoncé, a été rebaptisée «résistance». Mais vouloir manger ne constitue pas un acte de résistance. Ce n’est pas de la résistance que d’enterrer son enfant sans ses membres. Ce n’est pas de la résistance que de dire : «J’ai le droit de vivre».

Et pourtant, telle est l’obscénité du moment présent : on reproche aux Palestiniens de vouloir vivre selon leurs propres exigences. Notre souffrance, pour être jugée digne d’attention, doit être convenablement présentée. Nos morts doivent être photogéniques, notre chagrin poli, et nos survivants doivent exprimer leur gratitude pour une aide qui arrive trop tard.

Nous ne réclamons ni sympathie ni pitié, ni compassion. Nous voulons être libres. Et en attendant, nous voulons que le monde cesse de prétendre que la famine peut se substituer à la justice.

Ghassan Kanafani a dit :

«Tout peut être volé dans ce monde, sauf une chose : l’amour d’un être humain pour une conviction ou une cause».

C’est ce que nous, Palestiniens, incarnons. Cette dignité que personne ne peut nous ôter.

Chaque camion d’aide humanitaire raconte une histoire. Pas une histoire de générosité, mais de dépendance imposée. Elle se résume ainsi : Vous mangerez ce que nous vous permettrons de manger. Vous nous remercierez pour les miettes. Vous survivrez, mais seulement si vous oubliez qui vous a affamés.

Mais notre peuple n’oubliera jamais. Les Palestiniens résistent, non pas parce qu’ils sont forts, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. Et parce qu’ils savent que, quelque part, par-delà le blocus, le silence et même la mer, existe un avenir où leurs enfants ne dépendront plus de leurs geôliers, et vivront en paix sur la terre de leurs ancêtres.

source : State of Siege via Spirit of Free Speech



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