L’interview sur LCI, le 9 juillet dernier, du directeur de la DGSE est une innovation en France.
Elle est en soi une bonne chose : elle permet d’entendre le directeur présenter la base de faits et de raisonnements qui préside aux priorités de son service, essentiel à la défense de la France. La Direction Générale de la Sécurité Extérieure couvre le renseignement humain et technique, ainsi que les opérations clandestines (le « service action ») ; elle compte 7 500 personnes (+1 100 depuis 2017).
Lerner est issu de l’ENA comme ses prédécesseurs Emié et Bajolet. Ces derniers étaient diplomates, praticiens du monde arabe ; lui provient de la préfectorale. Sa carrière s’est déroulée entre des postes en territoriale (Hérault, Corse du Sud) et à Paris (Préfecture de police, cabinet du ministre de l’Intérieur), puis en 2018, à 40 ans, il obtient la responsabilité de la direction générale de la Sécurité Intérieure ; il passe à la DGSE début 2024. Il est l’un des élèves de la promotion Senghor de l’ENA, celle de Macron, dont la carrière rapide se fait dans le sillage du président.
La Russie représente le gros de son interview par Darius Rochebin. Lerner reprend sans surprise l’affirmation du président de la République – identique à celle du secrétaire général de l’OTAN – que la Russie menacerait l’Europe, la démocratie et nos valeurs. Il n’existerait pas à ce jour de plan concret d’attaque russe en Europe, mais la menace découlerait :
- D’un « terreau idéologique » et du sentiment de la Russie d’être « assiégée par l’essor des démocraties à ses portes et ses frontières » ; Lerner ne cite pas de nom d’idéologue ou un quelconque texte de référence.
- D’une nostalgie de l’empire : « la Russie sera empire ou ne sera pas », selon, dit-il sans le nommer, un des idéologues russes.
Ces affirmations suffisent-elles à caractériser une menace ? Sont-elles objectives, circonstanciées ?
Terreau idéologique ? Poutine a, mi-juillet dernier, expliqué comment lors de son accession au pouvoir, il pensait que la disparition de l’URSS mettrait un terme au conflit idéologique entre l’Occident et l’ex-Union soviétique. Mais sa proposition en juin 2000 d’une intégration de la Russie dans l’OTAN, en vue d’une coexistence pacifique et d’une sécurité conjointe, n’a rencontré qu’un refus à peine poli. Il a compris que le conflit demeurait, au plan géopolitique : pour conserver sa suprématie, l’Occident entendait exclure la Russie de son cercle. Ainsi, dit-il, « soit la Russie sera indépendante et souveraine, soit elle ne sera pas du tout ».
Le professeur américain Jeffrey Sachs a d’ailleurs souligné que la russophobie britannique datait du milieu du 19ᵉ siècle, et n’avait d’autre raison que le caractère insupportable aux élites britanniques de l’existence de l’empire russe, voisin via l’Asie centrale de l’empire britannique. L’Occident d’aujourd’hui ne conserve-t-il pas le rêve – qui a failli se réaliser en fin de période Eltsine – que la Russie demeure faible, voire divisée en multiples entités, permettant son exploitation économique par l’Occident ? L’analyse de la DGSE ne confond-elle pas le sens séculaire de la Patrie en Russie et sa volonté de souveraineté (renforcée par la mémoire collective sur la transition entre l’URSS et le régime actuel, vécue comme une calamité) avec un terreau idéologique expansionniste ?
Sentiment d’être assiégée par l’essor des démocraties à ses portes et frontières ? Vu de la Russie, le dispositif de bases de l’OTAN, y compris d’armes nucléaires en Pologne, Allemagne, Roumanie, etc., ainsi que de laboratoires biologiques, tout au long de la frontière, n’est-il pas comparable à une sorte de siège ? L’OTAN, et en particulier la France, ne comprendraient pas que ce dispositif puisse être ressenti par la Russie comme une menace inacceptable, comme les fusées soviétiques à Cuba en 1962, au plus près de la Floride, l’étaient par les USA ?
N’est-ce pas aujourd’hui l’OTAN qui profère des menaces concrètes, ainsi le Général Donahue le 17 juillet dernier sur l’oblast russe de Kaliningrad, ou qui s’efforce de se rapprocher de certains États ex-soviétiques du Caucase et d’Asie Centrale, notamment Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan ?
La menace pour la Russie est ainsi d’abord la menace militaire de l’Occident, bien plus que celle des valeurs démocratiques de ces États, bien virtuelle. En effet, l’Occident use lui-même à découvert de procédés peu démocratiques ; en témoignent les multiples opérations de regime change (opérées notamment par les USA), son soutien à un régime aussi peu démocratique que l’Ukrainien, et les manœuvres utilisées par l’Europe pour empêcher les partis nationalistes et souverainistes de prospérer en Roumanie, Moldavie, Slovaquie, Allemagne, Hongrie, Pologne, Serbie…
Pour les autorités russes, la menace occidentale s’inscrit dans la continuité des attaques du passé : Suède, Napoléon, Hitler. La Seconde Guerre mondiale a entrainé pour l’URSS une saignée de plus de 26 millions de morts, civils et militaires, soit 13 % de la population de fin 1940. Ainsi, la ville de Saint-Pétersbourg comptait deux millions d’habitants en 1941, et seulement 300 000 survivants à l’issue du siège de la Wehrmacht… N’est-ce pas susceptible d’« imprimer » l’esprit collectif du pays ? Chaque famille comptant des victimes de l’attaque allemande ou des massacres de civils lors de la 2de guerre mondiale, est-il justifié d’attribuer le patriotisme de la population à un conditionnement par l’État ?
Nostalgie de l’empire ? La Russie tsariste avait effectivement bâti un empire jusqu’au Caucase, à l’Asie centrale, et au Pacifique ; l’URSS l’avait arrondi avec l’Europe de l’Est. Cet empire a disparu avec la chute de l’URSS en 1989 : l’Europe de l’Est a recouvré son indépendance ; les républiques soviétiques l’ont prise ; la Russie ne représente que 51 % de la population de l’URSS en 1990. Les empires coloniaux britanniques et français ont connu ce processus après 1945. Pourquoi penser que la Russie serait plus nostalgique que la France et la Grande-Bretagne ? D’autant que la Russie a en fait conservé une dimension d’empire par son étendue, sa répartition sur 11 fuseaux horaires, la diversité de sa population en termes d’ethnies, de langues et de religions.
Affirmer que la Russie souhaiterait récupérer tel pays d’Europe de l’Est, du Caucase ou d’Asie centrale manque de rationalité : pour toutes ces contrées, la Russie a le souvenir des difficultés de l’URSS à en gérer les populations. Et avec ses modestes 146 millions d’habitants (un tiers de la seule UE !), pourquoi la Russie souhaiterait-elle s’embarrasser avec des pays à population non russophile ? Sa politique semble plutôt d’offrir aux ex-républiques soviétiques des coopérations sur base volontaire, via des institutions à périmètre variable : Union économique eurasiatique, Organisation du traité de sécurité collective, Communauté des États indépendants.
Les plus grands nostalgiques aujourd’hui ne seraient-ils pas les USA, dont l’attitude vis-à-vis de la Chine, de la Russie, du mouvement des BRICS… pourrait s’expliquer par l’affaiblissement en cours de leur suprématie mondiale, militaire, économique, financière et technologique ? Accuser la Russie d’une nostalgie impériale ne relève-t-il pas in fine d’une inversion accusatoire ?
À l’invitation du journaliste, Lerner développe ensuite le thème d’un Poutine qui concentre le pouvoir entre ses mains et décide de tout, dont il est clef de comprendre les intentions et de faire un profilage. C’est bien sûr cohérent avec le thème général « c’est la faute à Poutine, ce dictateur menteur et psychopathe, il suffirait qu’il disparaisse », si répandu en Occident.
Cette description semble caricaturale : comme le souligne Jacques Tapir (EHESS), la Fédération de Russie a une organisation interne diversifiée et décentralisée où tout ne remonte pas au centre. Les républiques et entités autonomes disposent chacune d’une constitution et d’organes politiques et administratifs. Au niveau de la Fédération, la constitution – comme celle de la 5ᵉ République – distingue les rôles de président et de premier ministre. Si le président dispose d’un domaine réservé avec la Défense et la diplomatie, le premier ministre bénéficie d’une très large délégation sur les affaires intérieures. Le pays a réussi un rétablissement spectaculaire au cours des 25 dernières années, devenant la 4e économie mondiale, dépassant l’Allemagne puis le Japon, et ce, malgré les sanctions occidentales : la relève de Poutine viendra du vivier de leaders qui ont fait leurs preuves.
Lerner précise qu’une tâche importante du service est d’apprécier les intentions de Poutine et de faire son profilage psy ; pour cela, la DGSE s’entoure de chercheurs et d’historiens. Qui sont-ils ? concluent-ils que Poutine est en soi une menace pour l’Europe, comme les leaders européens et de l’OTAN le disent ? Sergueï Jirnov, agent du KGB infiltré en France, admis à l’ENA en 1991, réfugié en France, peut être contrôlé par la DGSI, en fait-il partie, lui qui a écrit un livre au sous-titre « Poutine est-il devenu fou ? » ? Meilleur élève au KGB que Poutine, ses mémoires (« L’infiltré ») montrent une frustration devant la carrière de Poutine !
Un risque de l’exercice de profilage pourrait résulter du bas niveau de prévisibilité et de rationalité qui caractérise les leaders occidentaux, combiné au postulat que le leader russe serait du même moule. Or il est probable que Poutine soit – comme le leader chinois – tout à fait différent des leaders occidentaux. La capacité d’empathie manquerait-elle aux critères de recrutement à la DGSE ?
Ne vaudrait-il pas la peine d’organiser un débat avec les experts qui ne voient pas en la Russie une menace existentielle pour l’Europe, affirment que le conflit ukrainien découle des provocations incessantes de l’Occident depuis 25 ans, et voient en Poutine un leader rationnel ? Candidats pour cela : Emmanuel Todd, Jacques Sapir, Catherine Galactéros, Edouard Husson, Alain Juillet (ancien responsable du renseignement à la DGSE), Helena Perroud (cabinet de Jacques Chirac à l’Élysée) sans parler d’américains tels John Mearsheimer ou Jeffrey Sachs.
Comme l’a écrit Sun Tzu dans l’Art de la Guerre, il faut connaitre l’ennemi, autant que soi-même ; à défaut, guère de perspectives à long terme ! À cet égard, le discours du directeur Lerner manifeste-t-il une connaissance suffisante de la Russie et de l’histoire contemporaine pour rassurer les français sur les fondements de notre stratégie vis-à-vis de la Russie ?
Au fond, la menace russe décrite par la DGSE pourrait aujourd’hui découler d’une panique en Europe créée par l’échec de l’option retenue par l’Occident d’empêcher l’accord de paix Russie-Ukraine trouvé en avril 2020. L’infériorité militaire et industrielle est depuis devenue manifeste, et une grande part des stocks d’armement de l’Occident ont été détruits, après transmission à l’Ukraine, sans capacité de reconstitution rapide. L’Europe se retrouve ainsi désarmée au moment de clôturer le conflit, sans doute aux conditions du plus fort, avec un engagement des USA devenant aléatoire. Au lieu de tirer un trait et de définir une posture visant maintenant une coexistence pacifique avec la Russie (et le monde des BRICS), la France préfère rester crispée, alignée sur un discours belliciste OTAN-Europe déconnecté de la supériorité russe ! Est-ce le bon choix ?
Enfin, la perspective d’une paix dans la défaite est aussi une menace pour l’avenir politique des leaders occidentaux actuels et les cercles qui les entourent : serait-ce une part de l’inspiration de la russophobie et d’une diabolisation de Poutine alimentées de facto par l’analyse DGSE ? En tout cas, l’intervention du directeur Lerner donne raison à Emmanuel Todd : les élites de l’Occident semblent affectées par une maladie, la russophobie, qui a peu à voir avec la réalité de la Russie d’aujourd’hui.
Documentation :
Interview par Rochebin de Nicolas Lerner, DGSE, sur LCI, juillet 2025
Le Point, novembre 2021 Le jour où Poutine voulait intégrer l’Otan
NATO Can Take Kaliningrad Down Faster Than Ever, US General Donahue Says — UNITED24 Media 17 juillet 2025
Analyse des institutions de coopération : livre « Russie, le retour de la puissance » par David Teurtrie, 2024
Livre « Un russe nommé Poutine », Helena Perroud, 2018
La Russie de Poutine et l’après-Poutine, Echange Alain Juillet – Helena Perroud, 2024
(14) La Russie est notre Rorschach – Emmanuel Todd 17 juillet 2025