Controverses sur le techno-féodalisme, une notion à la mode
Un débat fait rage : les géants de l’intelligence artificielle ont-ils changé leurs utilisateurs en serfs et en vassaux condamnés, comme au Moyen Âge, à trimer gratuitement et à payer la rente ? Ou appliquent-ils à la lettre, mais avec des produits sophistiqués, les vieilles recettes du capitalisme industriel ? Pour les combattre, il faudra choisir entre Don Quichotte et Karl Marx.

Pieter Bruegel l’Ancien. – « Donner de la tête contre un mur », de la série « Douze proverbes flamands », 1558
Musée Mayer van den Bergh, Anvers
De Paris à Madrid et de Rome à Berlin, un spectre médiéval vêtu d’un sweat à capuche hante la gauche européenne : le spectre du « techno-féodalisme ». D’un côté, M. Jean-Luc Mélenchon réclame la taxation des profits de nos nouveaux « seigneurs du numérique » ; de l’autre, il écrit que l’intelligence artificielle (IA) « n’est pas extérieure à la réalité capitaliste : elle s’inscrit dans un techno- féodalisme où quelques acteurs captent la rente ». Les profits ou la rente ? Capitalisme ou féodalisme ? L’économie mélenchonienne s’apparente à un chat de Schrödinger errant dans les rues de Palo Alto : elle existe simultanément dans deux états — vivante et morte, capitaliste et féodale.
La vice-première ministre espagnole, Mme Yolanda Díaz, s’insurge elle aussi contre le « techno-féodalisme du magnat Elon Musk ». Les milliardaires de la tech, prévient-elle, entendent transformer « les démocraties en monarchies à la botte des grandes entreprises ». Un leader écologiste italien, M. Angelo Bonelli, accuse le même milliardaire d’instaurer « un néoféodalisme autocratique » et enjoint à son pays de faire un choix : « Musk ou la démocratie ».Ces envolées tragico-féodales prêtent d’autant plus à sourire qu’elles surviennent au beau milieu de l’orgie capitaliste la plus obscène depuis l’âge d’or américain à la fin du XIXe siècle. En mai dernier, M. Donald Trump rapportait de sa tournée dans le Golfe la promesse d’investissements pantagruéliques dans l’économie américaine, essentiellement destinés aux infrastructures de l’intelligence artificielle : l’Arabie saoudite a annoncé 600 milliards de dollars, le Qatar, 1 200 milliards, les Émirats arabes unis, 1 400. Ils s’ajouteront aux 1 000 milliards misés par le Japon en février. L’an passé, quand M. Sam Altman, fondateur d’OpenAI, a déclaré vouloir lever 7 000 milliards de dollars, on a cru à un canular. À présent, cela apparaît comme un flagrant manque d’ambition.
Le tsunami d’investissements a englouti la Big Tech : à elles seules, Meta, Microsoft, (…)
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Evgeny Morozov
Directeur de The Syllabus, une plate-forme de sélection et de mise en valeur des connaissances. Son dernier livre publié en français est Les Santiago Boys (Divergences, Quimperlé, 2024), basé sur le podcast éponyme.