• jeu. Oct 3rd, 2024

Inventer — jusqu’où ?, par Baptiste Dericquebourg (Le Monde diplomatique, octobre 2024)

ByVeritatis

Oct 3, 2024


Le titre du dernier livre du Chilien Benjamín Labatut, qu’il a choisi d’écrire en anglais — contrairement à Lumières aveugles (Seuil, 2020) —, nous convoque au point de rencontre entre le génie scientifique et la folie. Mathematical Analyzer, Numerical Integrator, and Computer : MANIAC, tel est le nom du premier calculateur universel, « capable — en théorie — de résoudre n’importe quel problème mathématique qui lui est présenté sous forme symbolique ». L’ancêtre de nos ordinateurs, conçu par le mathématicien et physicien John von Neumann (1903-1957). Le savant hongrois, naturalisé américain, occupe la place centrale de cette œuvre de fiction qui s’appuie sur des faits réels : près de trois cents pages pour lui redonner vie, à travers des témoignages certes imaginés, mais construits à partir d’une riche érudition historique et scientifique. Neumann participa au projet Manhattan et inventa son calculateur pour faciliter le travail mathématique nécessaire à la conception de la bombe qui devait être capable de détruire l’humanité, tout en poursuivant le but d’une recréation de la vie par la… création d’« automates autoréplicatifs ». Deux récits plus brefs, centrés sur le physicien autrichien Paul Ehrenfest (1880-1933) et le Sud-Coréen Lee Sedol (né en 1983), le légendaire champion de go battu 4-1 par le programme AlphaGo de Google DeepMind en 2016, complètent ce triptyque consacré à ce qui apparaît ici comme la lutte que l’intelligence humaine mène contre elle-même depuis plus d’un siècle.

Ehrenfest « se sentait incapable de protéger Wassik », son fils, « et ne voyait aucun moyen de l’abriter de l’étrange rationalité qui commençait à se profiler autour d’eux, cette forme d’intelligence profondément inhumaine, tout à fait indifférente aux besoins les plus fondamentaux de l’humanité ». Il tue son fils, handicapé mental, puis se suicide. Ehrenfest est miné par la « montée de l’irrationnel dans les chants décérébrés des Jeunesses hitlériennes » (la loi permettra de castrer chimiquement les « déficients »), il l’est aussi par l’irruption d’« une forme d’intelligence profondément inhumaine » à l’œuvre dans les travaux de ses amis physiciens. Cette marche qui semble inexorable vers l’achèvement de notre humanité trouve ici une intensité tragique. Enquête historique et réflexion philosophique s’unissent pour présenter aussi bien l’intimité de ces génies que leurs découvertes. Ludwig Boltzmann, Albert Einstein, Kurt Gödel, Alan Türing, Robert Oppenheimer… Labatut excelle à faire percevoir l’homme et ses petitesses dans les plus grands génies, sans leur faire perdre leur grandeur. Il excelle aussi à nous faire comprendre toutes les passions qui accompagnent la science. « Pour Ehrenfest, la compréhension véritable était une expérience corporelle totale. » La folie, l’effroi et les pleurs ponctuent ces quêtes pour résoudre les plus hauts mystères que recèlent les plus froides abstractions. Jusqu’à la naissance d’une machine capable de battre n’importe quelle intelligence humaine… Les mathématiques s’immiscent partout, abolissant puis reproduisant l’intuition et la création dans la physique, la vie et le jeu. Progressivement, elles intègrent l’irrationnel et l’erreur dans des machines qui imitent la créativité humaine, sans en avoir la moindre conscience. Faut-il penser qu’« il n’y a pas de remède au progrès » ?



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