Bédouès-Cocurès (Lozère), reportage
Un ruban de goudron serpente cahin-caha, accroché à la montagne. Se plaçant dans la perspective d’une enfilade de virages, Anne trace de son bras une ligne. « Là, ils veulent aller tout droit », dit-elle.
Au pied des rochers qui grimpent à pic, la petite femme aux cheveux gris lève les yeux. « En certains endroits, ils vont casser jusqu’à 17 mètres de haut ! » s’inquiète cette ex-accompagnatrice de montagne, reconvertie en protectrice de son petit coin de paradis : le charmant village en pierres de Bédouès-Cocurès, les eaux claires du Tarn qui coulent en contrebas et, juste en face, la zone cœur — la plus protégée — du parc national des Cévennes.
C’est là, à la sortie du village, que les élus du département de Lozère ont décidé de lancer de grands travaux sur une petite route de montagne, la RD998. « Mais ils ont trouvé un caillou dans leur chaussure », s’amuse Michel, l’un des membres avec Anne du collectif récemment créé « La Lézarde ». Leur nom fait référence aux lézards ocellés qui nichent dans les anfractuosités des blocs surplombant la voie.
Malgré un vote à l’unanimité des élus départementaux et un rapport d’enquête publique favorable, ils tentent depuis des mois de négocier une réfection plus légère de la route, plutôt que l’important chantier envisagé. Ils organisent leur première « manifest’action » ce samedi 5 octobre à Cocurès.
Le projet du département prévoit la rénovation des 4,7 kilomètres de chaussée cabossée et surtout, l’élargissement de l’étroit bandeau. Alors que la route fait parfois moins de 5 mètres de large, il s’agirait de la « calibrer » à 8,5 mètres sur tout son long. 5,5 mètres seraient réservés à la chaussée, 1 mètre de chaque côté aux accotements, et 1 mètre côté montagne pour le caniveau d’évacuation des eaux de pluie.
3,6 millions d’euros pour creuser la montagne
Il faudra pour cela creuser la montagne et produire 58 000 m³ de déblais. Le tout pour un budget de 3,6 millions d’euros. Pour les élus, cet axe est « d’intérêt régional », car il relie Le-Pont-de-Montvert à Florac, deux communes fort touristiques l’été.
« Tout ça pour les campings cars », souffle Michel. Les habitants du coin voient la construction de larges bas-côtés surtout comme une façon de faciliter la vie aux nombreux baigneurs estivaux, qui laissent leur auto en bordure de route pour descendre dans le Tarn.
L’étude d’impact le reconnaît : autour de cette route, vivent de nombreuses espèces protégées et se trouvent au moins deux Znieff (Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique) et deux zones Natura 2000. On peut y admirer une petite fleur menacée, la spiranthe d’été. Ou encore le lézard ocellé, lui aussi classé vulnérable sur la liste rouge des espèces menacées. De nombreux rapaces circulent, et en particulier l’aigle botté, présenté dans l’étude comme une « espèce à fort enjeu de conservation ».
L’enjeu est même « très fort » pour une ribambelle d’espèces de chauve-souris : barbastelle d’Europe, petit et grand rhinolophe, petit et grand murin… Ou encore « fort » pour la loutre et le castor qui, tout en bas de la pente raide en dessous de la route, peuvent être surpris à barboter dans le Tarn. Bref, ce n’est pas pour rien qu’un parc national a été créé sur la rive opposée.
Mais le document balaye tout et promet que les travaux n’auront quasiment aucun effet sur cet écrin de biodiversité. Un calendrier permettra d’éviter les périodes de nichage des oiseaux, on ne touchera finalement pas au seul endroit où la spiranthe a été observée, les gîtes des chauves-souris seront préservés…
Un endroit « exceptionnel »
Quant au lézard ocellé, « seule une bande de 2 m de large en bordure de la chaussée actuelle sera définitivement perdue pour l’espèce », promet le document. Face à ces conclusions qu’ils jugent trop rassurantes, les militants ont demandé son avis au Parc national des Cévennes. Il a fourni des « éléments techniques » à la préfecture, nous informe son directeur Vincent Cligniez, mais qui n’ont pas vocation à être rendus publics.
Autant d’appréciations de papier qui pèsent peu pour Anne, qui défend le caractère unique des lieux. Elle signale les petites prairies aménagées en bord de rivière, l’une des traces de cette tradition agropastorale qui a valu le classement du paysage des Cévennes au patrimoine mondial de l’Unesco. Face à un bosquet de chênes verts, elle s’arrête, continuant de faire la guide. « C’est un arbre méditerranéen et ici il vit à plus de 600 mètres d’altitude », souligne-t-elle. « C’est exceptionnel sur le Mont Lozère et c’est dû à l’exposition [sud]. C’est aussi pour cela qu’il y a des lézards ocellés. »
Lætitia, autre habitante du coin, attire l’attention sur le patrimoine bâti. « Il est parfois multiséculaire », assure-t-elle. « Tout ce qui est ponts, murets, murs de soutènement et ouvrages hydrauliques, qui sont souvent faits en pierres sèches, risquent d’être mis à mal par les travaux. » Mais là encore, l’étude d’impact estime qu’il y aura peu de conséquences sur le paysage.
Tous ces inconvénients sont vus par les promoteurs du projet comme mineurs au vu du bénéfice attendu : une forte amélioration de la sécurité sur la route et plus de fluidité du trafic. Notamment, l’élargissement est censé garantir aux camions qu’ils pourront se croiser en tout point des 4,7 kilomètres rénovés.
Les chiffres de trafic indiquent que le nombre de poids lourds quotidiens passera de 23 aujourd’hui à 29 en 2040. Soit très peu, estiment les militants. « Donc on dépense presque 4 millions d’euros pour que les camions ne soient pas obligés de ralentir une fois de temps en temps ? » s’interroge Michel.
« Les usagers professionnels, transporteurs, grumiers, divers corps d’état, entrepreneurs de TP [travaux publics], services de secours (CIS [centre d’incendie et de secours] du Pont de Montvert et de Florac), transports scolaires et particuliers qui l’empruntent au quotidien attendent ces travaux », souligne aussi le commissaire enquêteur dans son rapport d’enquête publique.
Michel secoue la tête. « Cela fait des années que le conseil départemental fait le minimum de travaux pour justifier ce projet », grince-t-il. Les chiffres qu’il a recueillis indiquent qu’il n’y a eu que cinq accidents sur ce tronçon depuis 2007.
« Plus on élargit, plus les gens vont vite, plus c’est accidentogène »
« Dont aucun mortel et seulement deux liés à l’étroitesse de la route, complète Lætitia. En revanche, plus on élargit, plus les gens vont vite, plus c’est accidentogène et plus les accidents sont graves. » La maire de Bédouès-Cocurès ne s’y est d’ailleurs pas trompé, et demande « qu’une signalétique soit prévue de manière à réduire la vitesse bien avant l’entrée dans le village ».
Pour concilier la sécurité et le caractère exceptionnel des lieux, La Lézarde propose donc une alternative, une réfection de la route à moindres frais. Le modèle de ce qu’ils souhaitent est visible à seulement quelques kilomètres de là, toujours sur la RD 998, à la sortie du Pont-de-Montvert. « Elle a été récemment reprise par les services du département, c’est impeccable », salue Michel. « Légères reprises à droite et à gauche, amélioration du revêtement, pose de parapets, respect du tracé épousant la montagne… »
Alors pourquoi les élus de la Lozère n’ont pas choisi la même solution cette fois-ci ? « Ils veulent faire vivre les entreprises de BTP du coin », suppose Michel. « Et lors de notre rendez-vous au département, ils nous ont expliqué que c’était une question de normes, ils ne peuvent pas faire autrement… » Reporterre a également posé la question au conseil départemental, qui n’a pas répondu à l’heure de la publication de cet article.
Pour se faire entendre, le collectif La Lézarde espère 200 personnes à la manifestation de samedi. « Ce serait vraiment pas mal à l’échelle de notre territoire », dit Michel.