• sam. Oct 5th, 2024

« La première matriarche », par Juliette Rousseau


Reporterre vous propose chaque premier samedi du mois une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables. Ce mois-ci, c’est Juliette Rousseau qui ouvre de nouveaux horizons. Autrice, militante écologiste et altermondialiste et éditrice pour les éditions du commun, elle explore dans son dernier ouvrage Péquenaude (éditions Cambourakis) les questions de genre, de classe et de ruralité. Autant de thématiques que l’on retrouve dans cette nouvelle. Bonne lecture.


— « On va commencer, vous voulez bien ? »

Milo frappa dans ses mains, doucement. À peine un claquement, presque une caresse faite à lui-même.

Le soleil tombait vite à présent. Il serait bientôt derrière le toit de la longère puis piquerait en flèche, dans le dos de la forêt. Un moment de vertige quotidien, l’inéluctable et pourtant, la torpeur. On allait pouvoir allumer les bougies semées à la volée dans le jardin principal. Au centre, Lydie était assise auprès de sa mère, devant les allées bombantes du grand potager. Les haricots grimpaient le long de hauts treillis en bambou, constellés de fleurs parme. À leurs pieds les fèves, les oignons, plusieurs rangs de salades et des herbes odorantes, en grosses grappes. Dans le carré des simples [1], la mélisse et la rue se disputaient la lumière. Et plus loin les pommes de terre nouvelles, qu’en cette saison les enfants du village allaient débusquer comme des trésors au creux de la terre, avant les repas. Les concombres, les courges et les courgettes avaient récemment été plantés, dans des monticules de terre enrichie de fumier au cours de l’hiver. Çà et là, des œillets d’Inde, des soucis et des pavots de Californie tachetaient de feu les allées vertes.

Maya reposait sur le couchage en bois que Lydie lui avait fabriqué quelques mois avant sa mort, quand elle était déjà très malade. Un assemblage de planches extraites du tronc de l’arbre planté à la naissance de Maya par les grands-parents de Lydie. La vieille avait aimé ce retour en enfance, elle posait régulièrement ses mains sur l’appuie-tête du lit, disait qu’il vibrait comme la voix de sa propre mère. Parfois, elle disait aussi entendre le chant enveloppant de l’engoulevent, un oiseau disparu de longue date et que ses enfants n’avaient pas connu, mais qui rythmait encore les nuits d’été d’une enfance qui s’éternisait en elle. Puis elle pleurait, doucement. « Ce ne sont pas des larmes de tristesse ma fille, avait-elle dit un jour à Lydie, c’est la pluie attendue d’un cœur à qui l’on a fait le cadeau de l’aimer. Ma Doué ! J’irrigue tout ce qui reste encore à venir. »

Les planches du pommier, un bois dense et dur, accompagneraient Maya au chaud de la terre, continueraient de la soutenir, si tant est qu’elle y ait encore besoin de soutien. Lydie avait conscience de sa chance, une chance que n’avait pas eue Maya avec ses propres parents : celle de pouvoir accompagner un départ avec ses mains, de soutenir par les gestes et les sens la longue transition dans laquelle s’était lancée sa mère. Par la manipulation du bois qui porterait son corps, par les soins quotidiens et les lavages, jusqu’au dernier d’entre eux, quand elle et Milo avaient préparé le corps de Maya après sa mort. Un long moment suspendu, la possibilité d’être avec tendresse dans une ultime rencontre des peaux. Un épilogue aussi, pour y mettre tout l’amour, s’en faire les mains chaudes et bienfaisantes, caressant l’enveloppe de chair désormais froide et qui avait pourtant été l’abri de leurs premiers mouvements.

Dans le jardin, la foule, déjà dense, continuait de grossir. Maya avait été aimée, pensa Lydie en observant les gens autour d’elle. Vraiment aimée. Milo, son frère, tentait à présent de rassembler tout le monde, de faire aller chercher les enfants qui manquaient encore, ceux qui étaient partis se baigner à l’étang après avoir ramené les troupeaux de vaches et de chèvres dans les étables. Il avait demandé à Lydie de faire le discours, arguant qu’elle avait toujours été plus douée que lui avec les mots. « Et quand on est doué.e pour faire quelque chose, on a la responsabilité d’en faire usage pour prendre soin, pour réparer ou donner de la joie » avait coutume de dire leur mère qui, elle, était douée de la force des matriarches. Milo avait d’autres dons. C’était lui qui avait organisé la cérémonie. Lui encore qui avait préparé le banquet qui devait la suivre. Il était un excellent cuisinier, en plus d’être un excellent jardinier. C’était sa façon de tisser leur monde.

Deux ans plus tôt, Milo était devenu papa. C’était lui qui avait porté l’enfant, et comme il avait déjà quarante ans, Maya et les autres mamans avaient suivi sa grossesse de près. Maya et Yasmine l’avaient assisté pendant l’accouchement. Au Kurdistan d’où elle tirait ses origines, les femmes de la famille de Yasmine étaient des sages-femmes réputées. Yasmine, qui n’avait jamais voulu avoir d’enfant elle-même, en avait mis des dizaines au monde. Plusieurs fois, elle les avait même sauvés de la mort, au point que des enfants avaient été nommés après elle. Elle tenait son savoir de sa grande-tante, une femme à la tête dure, qui avait fui la guerre puis son mari. Yasmine tenait à présent Lou, l’enfant de Milo, entre ses bras, où celui-ci semblait au bord de s’assoupir. Leurs peaux mêlées, l’une ridée, tannée et l’autre encore fraîche et délicate, racontaient un peu du carrefour culturel et générationnel que constituait leur famille. Cette seule vision remplit Lydie d’une tendresse mêlée de tristesse profonde, cet état typique des premiers jours du deuil, quand la vie de celui ou celle qui vient de vous quitter vous revient par échos puissants. Elle imagina Maya, ses hanches larges et ses vêtements amples, sa peau à elle, douce et marquée, taquinant l’enfant avec Yasmine, comme les deux vieilles friponnes qu’elles étaient ensemble.

Le soleil continuait sa chute irrépressible, et Lydie voyait le moment arriver avec une pointe de désespoir. Elle passa la main sur le visage de sa mère. Quelqu’un avait posé une couronne de marguerite sur le sommet de son crâne. Elle avait l’air d’une reine antique avec les fleurs, ses bijoux et sa longue robe de lin bleu délavé. Esther, pensa Lydie, le deuxième prénom de Maya prenait enfin toute sa substance. Car s’il avait jamais existé un temps où les femmes âgées — créatures longuement pétries dans la file des batailles perdues et ce qu’on en tire de sagesse — étaient les reines du monde, c’était bien de celui-ci que Maya s’était faite l’héritière et la passeuse.

Quand tout le monde fut rassemblé, que le silence s’installa, Milo vint saisir la main de Lydie, pour l’inviter à se lever. Elle se redressa doucement et sortit de sa poche le discours qu’elle avait préparé. Tout devant, aux côtés de Yasmine, se trouvaient les plus vieilles amies de sa mère, celles avec qui Maya avait reconstruit le village. Elles avaient toutes connu la guerre, les épidémies, avaient vécu des choses dont il n’était pas souvent possible de parler. C’étaient des forteresses trouées, qui dissimulaient leur lot de pièces interdites. Mais elles régnaient sur ce village comme une poignée d’astres solaires et d’étoiles fulgurantes, un village qu’elles avaient façonné par les outils comme par les mots. C’étaient elles qui avaient replanté les arbres, redressé les murs des maisons, accueilli les orphelins, conservé les graines. C’étaient elles aussi qui avaient inventé les récits qu’elles avaient choisi de transmettre pour modeler le monde à leur manière de survivantes et de guerrières. Maya était la première à partir mais bientôt d’autres la suivraient, ce que tous.tes au village savaient. La mort de Maya ouvrait une nouvelle phase dans leurs vies, inimaginable pour eux : il faudrait maintenant faire d’elles des ancêtres.

Lydie, debout face à cette petite foule rassemblée, lut une longue lettre adressée à Maya. Elle y retraça sa vie, depuis son enfance au hameau, jusqu’à l’exil pendant la guerre, et puis enfin, le retour avec ses amies. Elle y rappela l’héritage de Maya, dans lequel se mêlaient déjà la terre et l’exil, les voix murmurant des histoires desquelles hériter pour continuer de les écrire. Puis, elle commença le long récit de leur histoire collective, depuis l’arrivée des mamans au village. Elle raconta chaque pierre, chaque arbre, la naissance de chaque enfant, les noms des bêtes, les petites découvertes et les grandes déconvenues. Elle avait conscience de ce qu’elle faisait, elle dont l’enfance avait été bercée du récit mythique du peuple maternel, un récit de survie mais aussi un récit joyeux. Il fallait continuer le tissage, nouer entre eux les éléments disparates de leurs trajectoires, sceller le commun d’un récit que tous.tes pourraient faire leur et transmettre, une épine dorsale pour permettre aux générations suivantes de vivre aussi par les ressorts d’une histoire partagée.

Un long silence marqua la fin de son discours. Ici et là, on se tenait les mains ou on se prenait dans les bras. Puis, un à une, on vint toucher Maya une dernière fois. Certaines déposèrent sur elle des simples, d’autres des fleurs. Billi, l’enfant de Lydie, glissa entre les mains de sa grand-mère un petit collier de graines de ricin, fabriqué la veille. Puis, enfin, Lydie et Milo enveloppèrent leur mère dans le drap sur lequel elle reposait. Quatre de leurs ami.es vinrent avec eux soulever Maya et son lit funéraire. Devant eux on s’écarta pour les laisser prendre la tête du cortège qui se dirigerait vers la forêt et la clairière où une alcôve dans la terre attendait Maya. Le chemin serait long et difficile, sur l’épaule de Lydie la poignée de bois lui shuntait déjà la circulation. Mais derrière elle, la foule se mit peu à peu à chanter, d’abord doucement, puis de plus en plus fort à mesure que le cortège se mettait en mouvement. Il fallait faire l’expérience de tout, ne pas chercher à s’y dérober : la douleur physique et celle des émotions, la sensation d’un corps qui entame sa mutation. Et puis la façon qu’avaient les sens, à ce moment-là, par les chants, les odeurs, ce mouvement lumineux du jour vers la nuit et de la vie vers la mort, de réaliser le départ de Maya tout en lui rendant hommage. Ce serait dur, Lydie le savait, mais ça passerait.

Demain matin, elle irait traire les vaches avec Billi, même si tout son corps souffrait. Puis elle retournerait au jardin de sa mère, récolter les premières tomates issues des graines que Maya avait conservées l’année passée. La vie continuerait, parce que la vie avait toujours continué, même quand elle avait semblé devenir impossible, même quand tant des leurs avaient disparu, dans son enfance. Même quand il avait fallu tout réinventer, apprendre à nouveau ce que des générations avant avaient désappris : le potager, la culture des céréales, les bêtes, l’entretien des vergers, des haies. Le soin d’une communauté, celui de la vie et de la mort. Maya était de la génération qui avait dû tout apprendre à nouveau. Et elle avait continué, elle, de vivre non pas malgré mais avec tout. Dès lors, comment envisager de ne pas vivre aussi avec son absence ?


  • Fiction 2 : Rongeurs, par Sylvie Lainé

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